Arrêt de la Cour du 23 octobre 1997. – Commission des Communautés européennes contre Royaume d’Espagne. – Manquement d’Etat – Droits exclusifs d’importation et d’exportation d’électricité. – Affaire C-160/94.

Par un arrêt en date du 27 octobre 1997, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur les exigences probatoires pesant sur la Commission dans le cadre d’un recours en manquement. En l’espèce, une législation nationale visait à organiser l’exploitation unifiée du système électrique, confiant la gestion de ce service public à une société d’État. Cette dernière était notamment chargée d’assurer l’exploitation des éléments de connexion internationale et de réaliser les opérations d’échanges internationaux jugées opportunes pour l’intérêt national.

Estimant que ces dispositions instauraient de fait un monopole d’importation et d’exportation d’électricité au profit de l’entité étatique, la Commission a engagé une procédure en manquement à l’encontre de l’État membre concerné pour violation des articles du traité relatifs à la libre circulation des marchandises et aux monopoles nationaux à caractère commercial. L’État membre, soutenu en intervention par d’autres États, a contesté cette interprétation. Il soutenait que la législation n’avait pas pour objet de créer des droits exclusifs, mais de coordonner l’action des différentes entreprises du secteur pour des motifs d’efficacité et de sécurité d’approvisionnement, sans porter atteinte à leur liberté de gestion.

La question de droit soumise à la Cour était donc de savoir si des dispositions nationales organisant une « exploitation unifiée » du système électrique, sans pour autant conférer explicitement des droits exclusifs d’importation et d’exportation à une entité étatique, pouvaient être qualifiées de monopole contraire aux règles du traité.

La Cour de justice rejette le recours de la Commission. Elle énonce clairement que « dans le cadre d’une procédure en manquement au titre de l’article 169 du traité, [il incombe] à la Commission d’établir l’existence du manquement allégué ». Or, en l’espèce, la Cour estime que la Commission n’a pas apporté la preuve que la législation nationale octroyait bien des droits exclusifs à la société d’État. L’analyse des textes ne permettait pas, selon les juges, de conclure à une concentration des activités entre les mains d’un opérateur unique, mais plutôt à une simple coordination. La Cour relève que la faculté pour l’entreprise publique d’assigner aux autres entreprises une part dans les échanges internationaux implique nécessairement que ces dernières peuvent y participer.

Cette solution conduit à s’interroger sur la rigueur probatoire imposée par la Cour dans le contentieux du manquement (I), laquelle détermine une distinction fondamentale entre une situation de droit et une situation de fait (II).

***

I. La charge de la preuve, clef de voûte du recours en manquement

La décision de la Cour repose entièrement sur une application stricte des règles relatives à la charge de la preuve, ce qui la conduit à exiger une démonstration formelle du manquement (A) et à procéder à une interprétation restrictive des dispositions nationales contestées (B).

A. L’exigence d’une démonstration formelle du manquement

Le recours en manquement constitue l’instrument principal par lequel la Commission, en sa qualité de gardienne des traités, assure le respect du droit de l’Union par les États membres. Cependant, le pouvoir d’actionner un État devant la Cour de justice est encadré par des garanties procédurales strictes. L’arrêt commenté réaffirme avec force un principe fondamental de cette procédure : la charge de la preuve pèse exclusivement sur la partie requérante.

En affirmant que la Commission « n’a pas démontré qu’il existe, en Espagne, des dispositions législatives qui octroient de tels droits exclusifs », la Cour souligne que la simple allégation d’un manquement, même étayée par une interprétation plausible des textes, ne saurait suffire. La preuve doit être rapportée de manière suffisamment précise et circonstanciée pour établir sans équivoque la réalité de la violation. Le doute profite à l’État défendeur. Cette exigence protège les États membres contre des recours qui reposeraient sur des présomptions ou des analyses extensives de leur législation interne, garantissant ainsi une certaine sécurité juridique dans leurs relations avec les institutions de l’Union.

B. L’interprétation restrictive des dispositions nationales contestées

Faisant application de ce principe directeur, la Cour procède à une analyse littérale et contextuelle de la loi nationale. Elle refuse de suivre la Commission dans son interprétation téléologique qui déduisait l’existence d’un monopole de la finalité et des effets potentiels du système mis en place. La Cour se concentre sur le contenu normatif des dispositions elles-mêmes.

Elle observe d’une part que la notion d’« exploitation unifiée » n’implique pas l’exclusivité, mais la coordination. D’autre part, et de manière décisive, elle s’appuie sur la disposition prévoyant que la société d’État « assigne à chaque entreprise la part qui lui appartient dans les échanges internationaux ». Pour la Cour, une telle formulation « implique nécessairement que ces entreprises peuvent participer à de tels échanges ». Le raisonnement est implacable : on ne peut répartir une activité entre plusieurs acteurs si ceux-ci sont par principe exclus de cette même activité. L’absence de mention explicite d’un droit exclusif, combinée à des indices textuels contraires, suffit à faire échec à la démonstration de la Commission.

II. La distinction opérée entre monopole de droit et situation de fait

En se fondant exclusivement sur l’analyse juridique des textes, la Cour opère une distinction nette entre le monopole de droit, seul visé par le recours, et une éventuelle situation de fait, ce qui rend les arguments factuels de la Commission inopérants (A) et dessine en creux les voies d’action alternatives pour l’institution (B).

A. L’inopérance des arguments factuels en l’absence de monopole légal

Face à la contestation de l’État membre, la Commission avait avancé un argument subsidiaire d’ordre factuel, soulignant qu’aucun exemple n’avait été fourni d’une entreprise autre que la société d’État ayant effectivement procédé à des importations ou exportations d’électricité. Cet argument visait à démontrer que, en pratique, le système aboutissait bien à une situation de monopole.

La Cour écarte cet argument d’un revers de main en le qualifiant d’« inopérant ». La raison de ce rejet est d’une grande rigueur juridique : « la Commission n’a contesté, par son recours, que l’existence du monopole légal d’importation et d’exportation d’électricité, tel qu’il découlerait de la législation incriminée ». Le débat était donc circonscrit à la seule question de l’existence d’un monopole *de jure*, institué par la loi. La situation *de facto* du marché, c’est-à-dire l’absence effective d’opérateurs concurrents, n’entrait pas dans le champ du litige tel que défini par la requérante. La Cour rappelle ainsi aux parties, et surtout à la Commission, l’importance de la délimitation précise de l’objet de leur recours.

B. La portée de la décision et les perspectives pour la Commission

Cette décision, si elle constitue un échec pour la Commission dans cette affaire précise, n’est pas pour autant une validation du système national au regard du droit de l’Union. Elle constitue avant tout une leçon de procédure. La portée de l’arrêt est en effet limitée à la question de la preuve du manquement dans le cadre spécifique d’un recours visant un monopole légal. Il ne se prononce pas sur le fond, à savoir si le fonctionnement réel du marché de l’électricité dans cet État membre était compatible avec les règles de concurrence.

L’arrêt suggère implicitement que la Commission aurait pu, ou pourrait à l’avenir, contester la situation sur un autre fondement. Si la législation n’instaure pas de monopole *de jure*, une absence totale de concurrence *de facto* pourrait relever d’autres dispositions, telles que celles relatives aux ententes ou aux abus de position dominante, ou encore démontrer l’existence de droits spéciaux ou exclusifs au sens de l’article 90 du traité qui, sans être formellement un monopole, videraient de leur substance les libertés garanties par le traité. La décision invite donc la Commission à une plus grande précision dans la qualification juridique des situations qu’elle entend poursuivre, en distinguant clairement les obstacles légaux des obstacles factuels au bon fonctionnement du marché intérieur.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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