Par un arrêt rendu en 1979 sur renvoi préjudiciel du juge d’instruction au tribunal de grande instance de Nanterre, la Cour de justice des Communautés européennes a clarifié la portée des règlements relatifs à la détermination de la valeur en douane. En l’espèce, le gérant d’une société française, filiale d’une maison-mère suisse, faisait l’objet d’une information judiciaire pour des importations de marchandises effectuées entre 1971 et 1973. Les autorités douanières nationales lui reprochaient d’avoir déclaré une valeur supérieure au prix normal des marchandises, considérant cette surévaluation comme un moyen de réaliser des transferts irréguliers de capitaux vers la société mère en Suisse. En conséquence, l’administration avait minoré la valeur en douane déclarée et des poursuites pénales avaient été engagées sur le fondement du droit douanier national. Le juge d’instruction, constatant que la matière était régie par le droit communautaire, a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Il s’agissait pour la juridiction nationale de savoir si la réglementation communautaire, notamment le règlement n° 803/68, autorisait les autorités d’un État membre à réduire la valeur en douane déclarée par un importateur. La Cour devait donc déterminer si les règles de l’union douanière pouvaient être utilisées à des fins de contrôle financier et, le cas échéant, de répression. En réponse, la Cour de justice a jugé que la minoration du prix facturé par les autorités nationales ne répondait pas aux objectifs de la réglementation sur la valeur en douane. Elle a précisé que si un importateur respectait formellement ses obligations déclaratives, il ne violait pas le droit douanier communautaire, les éventuels transferts illicites de capitaux relevant des législations financières ou fiscales nationales et non des règles douanières. La solution retenue consacre ainsi une interprétation stricte des finalités de la valeur en douane (I), opérant par là même une dissociation claire entre le contrôle douanier et le contrôle financier (II).
I. Le cantonnement de la valeur en douane à sa fonction propre
La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse finaliste des textes communautaires (A), ce qui la conduit à exclure toute possibilité pour les autorités nationales de minorer la valeur déclarée des marchandises (B).
A. Une interprétation téléologique des règlements douaniers
La Cour procède à une interprétation stricte des objectifs poursuivis par le règlement n° 803/68. Elle rappelle que ce texte a été adopté dans le cadre de l’union douanière et poursuit un double objectif, économique et fiscal. Le premier vise à assurer une application uniforme du tarif douanier commun afin que « le niveau de la protection matérialisée par le tarif douanier commun soit le même dans toute la Communauté, et que soient ainsi empêchés tous détournements de trafic et d’activités et toutes distorsions de concurrence ». Le second objectif tend à « éviter et, le cas échéant, d’éliminer tout détournement de recettes douanières ». De ces finalités, la Cour déduit que le règlement « vise essentiellement à empêcher la sous-évaluation des marchandises ». En effet, tant la préservation des recettes douanières, majoritairement constituées de droits ad valorem, que la prévention des distorsions de concurrence impliquent de lutter contre une évaluation trop faible des marchandises importées, qui amoindrirait le niveau de protection et les recettes perçues. La logique du système est donc de garantir une base de calcul juste et suffisante pour l’application des droits de douane. La Cour examine ensuite les mécanismes prévus par la réglementation, qui confirment cette orientation.
B. Le rejet de la minoration du prix facturé
La structure même des règlements n° 803/68 et n° 375/69 conforte l’analyse de la Cour. La valeur en douane est définie comme « le prix normal, c’est-à-dire le prix réputé pouvoir être fait pour ces marchandises . . . lors d’une vente effectuée dans des conditions de pleine concurrence ». Le prix facturé constitue la base de cette détermination, mais des ajustements sont prévus. Or, la Cour observe que ces ajustements « sont déterminés de manière à éviter que les prix déclarés ne soient sous-évalués en raison de rapports économiques existant entre l’acheteur et le vendeur ». Le formulaire annexé au règlement n° 375/69, qui détaille les éléments à déclarer par l’importateur, ne prévoit d’ailleurs un ajustement direct du prix que sous la forme d’une majoration. Les autres modifications consistent à ajouter ou soustraire des éléments extrinsèques au prix, comme des frais de transport, mais non à diminuer le prix lui-même. La Cour en conclut que « les modifications de la valeur en douane visées par les règlements cités sont des modifications en hausse ». Par conséquent, la pratique des autorités nationales consistant à minorer le prix facturé pour déterminer la valeur en douane est contraire aux objectifs et aux mécanismes de la réglementation communautaire.
En délimitant ainsi strictement le champ d’application de la réglementation douanière, la Cour opère une distinction fondamentale entre les prérogatives communautaires et les compétences nationales, ce qui entraîne une dissociation nette des contrôles.
II. La dissociation des contrôles douanier et financier
La Cour affirme l’autonomie des législations nationales en matière fiscale et financière (A), ce qui a pour corollaire de protéger l’importateur de bonne foi contre une application extensive des sanctions douanières (B).
A. L’autonomie des législations fiscales et financières nationales
La Cour de justice prend soin de préciser que sa décision ne laisse pas les États membres démunis face à d’éventuelles fraudes. Elle souligne que la détermination de la valeur en douane est effectuée « pour l’application du tarif douanier commun » et que cette finalité est spécifique. Dès lors, l’établissement de cette valeur « ne saurait avoir pour effet d’obliger les administrations fiscales et financières des États membres à reconnaître cette valeur à des fins autres que l’application du tarif douanier commun ». Si des agissements suspects sont constatés, il appartient à l’État membre concerné de réagir, mais en utilisant les instruments juridiques adéquats. La Cour indique explicitement la voie à suivre : « s’il était établi qu’une entreprise […] pratique, dans ses rapports avec […] d’autres entreprises appartenant au même groupe, des prix dont l’application pourrait impliquer un transfert illicite de capital ou de bénéfices, il appartiendrait à l’État membre concerné de prendre les mesures appropriées en vue d’établir et, éventuellement, de réprimer de tels agissements en vertu de sa législation financière ou fiscale, et non en appliquant la réglementation communautaire relative à la valeur en douane ». La Cour opère ainsi une répartition claire des compétences, réservant le droit douanier à sa fonction tarifaire et renvoyant la lutte contre la fraude fiscale ou les transferts illicites de capitaux aux législations nationales pertinentes.
B. La protection de l’importateur de bonne foi au regard du droit douanier
Cette dissociation des ordres juridiques a une conséquence directe pour l’opérateur économique. La Cour protège l’importateur qui se conforme aux obligations formelles que lui impose le droit communautaire. Elle énonce que « si un importateur a exactement et complètement rempli le formulaire annexe au règlement n° 375/69 », et qu’il n’est pas contesté que les marchandises ont été livrées et le prix facturé intégralement payé, alors cet importateur « n’a violé aucune des obligations qui lui étaient imposées par la réglementation communautaire ». L’application de lourdes sanctions pénales sur le fondement d’une infraction douanière apparaît dans ce cas injustifiée, car aucune infraction au droit douanier n’est constituée. La Cour ne se prononce pas sur la légalité des opérations au regard d’autres législations, mais elle empêche le détournement de la procédure douanière à des fins répressives qui lui sont étrangères. En cantonnant la valeur en douane à un rôle purement tarifaire, elle garantit la sécurité juridique pour les importateurs qui respectent les règles du jeu communautaire, tout en préservant la capacité des États à poursuivre les infractions financières par les voies appropriées.