Arrêt de la Cour du 24 juin 1981. – Elefanten Schuh GmbH contre Pierre Jacqmain. – Demande de décision préjudicielle: Hof van Cassatie – Belgique. – Convention de Bruxelles: prorogation de compétence. – Affaire 150/80.

L’arrêt rendu par la Cour de justice le 24 juin 1980, dans l’affaire 150/80, offre un éclairage essentiel sur l’interprétation de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale. Saisie à titre préjudiciel par la Cour de cassation de Belgique, la Cour se prononce sur l’articulation des règles de prorogation de compétence et sur l’autonomie des conditions de validité des clauses attributives de juridiction face aux législations nationales. En l’espèce, un représentant de commerce, engagé par une société de droit allemand, avait exercé son activité en Belgique pour le compte de la filiale belge de son employeur. Le contrat de travail, rédigé en langue allemande, contenait une clause désignant comme exclusivement compétentes les juridictions de la ville de Clèves en Allemagne. Suite à la rupture de son contrat, l’employé a assigné les deux sociétés devant le tribunal du travail d’Anvers. Celles-ci ont d’abord conclu sur le fond du litige avant que la société allemande ne soulève, neuf mois plus tard, une exception d’incompétence fondée sur la clause contractuelle. Le tribunal du travail d’Anvers a rejeté l’exception en se fondant sur le droit judiciaire belge. Saisie en appel, la cour du travail d’Anvers a jugé la clause attributive de juridiction admissible au regard de l’article 17 de la Convention de Bruxelles, mais l’a déclarée nulle en application d’une législation belge imposant l’usage du néerlandais pour les relations de travail, sous peine de nullité. La société allemande a alors formé un pourvoi devant la Cour de cassation, qui a sursis à statuer pour interroger la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si la comparution volontaire d’un défendeur devant une juridiction autre que celle désignée par une clause attributive de compétence emportait prorogation de compétence, et si une législation nationale pouvait imposer des conditions de forme, telle une exigence de langue, non prévues par l’article 17 de la Convention. La Cour de justice répond que la comparution volontaire établit la compétence du juge saisi, sauf si le défendeur conteste cette compétence au plus tard lors de ses premières défenses au fond. Elle juge en outre que l’article 17 de la Convention établit un régime de forme autonome, empêchant une législation nationale d’invalider une clause pour un motif linguistique. La décision de la Cour clarifie ainsi la hiérarchie entre les différents mécanismes de prorogation de compétence (I), tout en affirmant l’application uniforme et autonome des conditions de validité des clauses attributives de juridiction prévues par la Convention (II).

I. La clarification de l’articulation entre les mécanismes de prorogation de compétence

La Cour de justice précise d’abord le rapport entre la prorogation tacite de compétence, qui découle de la comparution du défendeur, et l’existence d’une clause attributive de juridiction. Elle consacre ainsi la primauté de la volonté des parties manifestée lors de l’instance (A), tout en encadrant strictement les modalités de la contestation de compétence pour garantir les droits de la défense (B).

A. La primauté de la prorogation tacite sur la clause attributive de juridiction antérieure

La première question posée visait à déterminer si l’article 18 de la Convention, relatif à la compétence découlant de la comparution du défendeur, s’appliquait même en présence d’une clause attributive de compétence valable au sens de l’article 17. La Cour y répond par l’affirmative, établissant une hiérarchie claire au profit de la volonté des plaideurs manifestée au moment du procès. Elle énonce que « l’article 18 de la convention est applicable, même lorsque les parties ont conventionnellement désigné une juridiction compétente au sens de l’article 17 ». Cette solution repose sur le principe de l’autonomie de la volonté, qui sous-tend tant l’article 17 que l’article 18. Si les parties ont la liberté de choisir une juridiction par contrat, elles conservent la faculté d’y renoncer ultérieurement en soumettant volontairement leur différend à un autre juge. La comparution du défendeur sans contestation de compétence, jointe au choix du demandeur d’avoir saisi cette juridiction, constitue un accord procédural qui prime l’accord contractuel antérieur. L’existence d’une clause attributive de compétence n’est donc pas une exception à la règle de la prorogation tacite, contrairement à l’hypothèse d’une compétence exclusive fondée sur l’article 16 de la Convention.

B. Les conditions d’efficacité de la contestation de compétence par le défendeur

La Cour encadre ensuite les conditions dans lesquelles un défendeur peut valablement contester la compétence du juge saisi. La question se posait de savoir si le fait de conclure également sur le fond du litige anéantissait la portée de l’exception d’incompétence. La Cour adopte une solution pragmatique et protectrice des droits de la défense en jugeant que la contestation de compétence reste efficace même si elle est présentée conjointement à des défenses sur le fond. Elle évite ainsi de placer le défendeur devant un dilemme procédural, puisque certaines législations nationales pourraient le déclarer forclos à présenter ses moyens de fond s’il se limitait à contester la compétence. Cependant, cette souplesse est assortie d’une condition temporelle stricte. La contestation doit intervenir à un moment où la volonté du défendeur de décliner la compétence du for est dépourvue d’ambiguïté. La Cour énonce que « la contestation de la compétence, si elle n’est pas préalable à toute défense de fond, ne peut en tout état de cause se situer après le moment de la prise de position considérée, par le droit procédural national, comme la première défense adressée au juge saisi ». Le défendeur ne peut donc pas attendre de voir comment le débat sur le fond évolue pour soulever tardivement une exception d’incompétence.

II. L’affirmation de l’application uniforme de la Convention

Au-delà de l’articulation des règles de compétence, l’arrêt revêt une importance particulière par l’affirmation de l’autonomie du droit de la Convention. La Cour écarte l’application distributive de l’article 22 en matière de connexité (A) et, surtout, consacre le caractère exhaustif des conditions de forme de la clause attributive de juridiction, la soustrayant ainsi à l’emprise des exigences formelles des droits nationaux (B).

A. L’exclusion de l’article 22 comme fondement de la compétence en matière de connexité

La Cour de justice répond de manière concise à la question relative à l’article 22 de la Convention, qui traite de la connexité. Elle précise que cette disposition « est seulement d’application lorsque des demandes connexes sont formées devant les juridictions de deux ou plusieurs États contractants ». L’article 22 n’est donc pas une règle attributive de compétence. Il ne permet pas à un juge, saisi d’une demande pour laquelle il est compétent, d’étendre sa saisine à une demande connexe qui relèverait normalement de la compétence d’une juridiction d’un autre État membre. Cette disposition a pour unique objet de coordonner l’exercice des compétences lorsque plusieurs juridictions de différents États sont déjà saisies, en leur permettant de surseoir à statuer ou de se dessaisir. Cette interprétation stricte préserve la sécurité juridique et la prévisibilité des règles de compétence établies par le Titre II de la Convention, en empêchant que la notion de connexité ne serve à contourner le système de répartition des compétences.

B. L’autonomie des conditions de forme de la clause attributive de juridiction

Le point le plus fondamental de la décision réside dans la réponse à la troisième question. La Cour de justice juge qu’une législation nationale ne peut paralyser la validité d’une clause attributive de juridiction au seul motif que la langue utilisée n’est pas celle prescrite par cette législation. En affirmant que l’article 17 a pour objet « de prevoir lui-même les conditions de forme que doivent reunir les clauses attributives de competence », la Cour consacre le caractère autonome et exhaustif de ces conditions. Les exigences de la Convention, à savoir une convention écrite ou une convention verbale confirmée par écrit, visent à garantir la réalité du consentement des parties tout en assurant la sécurité juridique au sein de l’espace judiciaire européen. Permettre aux États contractants d’ajouter leurs propres exigences de forme, telles que des règles linguistiques, viderait l’article 17 de son effet utile et créerait des obstacles à la liberté de choix qu’il garantit. La solution est sans équivoque : « une législation d’un État contractant ne saurait faire obstacle à la validité d’une convention attributive de compétence au seul motif que la langue utilisée n’est pas celle prescrite par cette législation ». Cette interprétation assure l’uniformité d’application de la Convention et la pleine efficacité des clauses de prorogation de compétence, instruments essentiels de la prévisibilité juridique dans les échanges commerciaux intra-communautaires.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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