Par un arrêt en date du 17 mars 1988, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur un recours en manquement introduit par la Commission à l’encontre d’un État membre. La question centrale portait sur la justification par cet État de la non-transposition dans les délais d’une directive du Conseil, datée du 4 octobre 1982, qui visait à établir des prescriptions techniques communes pour les bateaux de la navigation intérieure.
En l’espèce, la directive imposait aux États membres de mettre en œuvre les mesures nécessaires à sa transposition avant le 1er janvier 1985. Constatant l’absence de communication de la part de l’État défendeur à l’échéance du délai, la Commission a engagé la procédure prévue à l’article 169 du traité CEE. Une lettre de mise en demeure a été adressée le 3 juin 1985, suivie d’un avis motivé le 3 juin 1986, l’un et l’autre étant restés sans effet contraignant. L’État membre, tout en reconnaissant le retard, a invoqué des difficultés d’ordre interne, notamment la complexité de la détermination des autorités compétentes et la nécessité de coordonner différentes réglementations nationales. La question de droit qui se posait à la Cour était donc de savoir si des obstacles relevant de l’organisation juridique interne d’un État membre pouvaient légitimement justifier le non-respect d’une obligation communautaire, en l’occurrence la transposition d’une directive dans le délai imparti.
La Cour de justice a répondu par la négative, consacrant une solution claire et dénuée d’ambiguïté. Elle a rappelé de manière péremptoire qu’« un état membre ne saurait exciper de dispositions, pratiques ou situations de son ordre juridique interne pour justifier l’ inobservation des obligations et delais prescrits par les directives ». Cette décision réaffirme ainsi avec force le caractère absolu des obligations pesant sur les États membres, dont l’exécution ne peut être subordonnée aux contingences nationales.
Le manquement est ainsi caractérisé par une approche objective qui ignore les justifications tirées de l’ordre interne (I), ce qui garantit la pleine effectivité et l’application uniforme du droit communautaire (II).
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**I. La caractérisation objective du manquement d’État**
La solution retenue par la Cour de justice repose sur une conception stricte de l’obligation de transposition, laquelle ne laisse aucune place aux justifications d’ordre interne. Cette position s’explique d’abord par la nature même du contentieux en manquement (A), qui conduit logiquement au rejet systématique des arguments liés aux difficultés nationales (B).
**A. La nature objective de la procédure en manquement**
La procédure en manquement, régie par l’article 169 du traité CEE, a pour finalité de faire constater objectivement la violation par un État membre d’une obligation qui lui incombe en vertu du droit communautaire. La Cour de justice ne recherche pas l’intention de l’État défaillant ni les raisons subjectives de son inaction. Le simple constat matériel de l’inexécution d’une obligation, à l’expiration du délai fixé, suffit à caractériser le manquement.
Dans cette affaire, la Commission, en sa qualité de gardienne des traités, a exercé son pouvoir de contrôle en suivant les étapes procédurales prévues. La phase précontentieuse, comprenant la lettre de mise en demeure et l’avis motivé, a permis de formaliser le grief et d’offrir à l’État membre l’opportunité de régulariser sa situation. L’absence de mise en conformité à l’issue de cette phase a ouvert la voie au recours contentieux. L’office du juge se limite alors à vérifier si, à la date de l’introduction du recours, l’obligation était ou non respectée, indépendamment des efforts entrepris ou des difficultés rencontrées par l’État.
**B. Le rejet des justifications tirées de l’ordre juridique interne**
L’argumentation de l’État défendeur, fondée sur des retards liés à la détermination des autorités compétentes et à la coordination de ses réglementations, est déclarée irrecevable par la Cour. Cette dernière rappelle qu’il s’agit d’une jurisprudence constante. En effet, admettre de telles justifications reviendrait à permettre à chaque État membre de se prévaloir de ses propres turpitudes pour se soustraire à ses engagements européens.
La Cour réaffirme ainsi le principe selon lequel les États membres doivent aménager leur ordre juridique interne de manière à garantir la pleine exécution de leurs obligations communautaires. Les complexités administratives, les blocages politiques ou les lenteurs du processus législatif national ne sont pas des faits justificatifs opposables sur la scène communautaire. L’obligation de transposer une directive est une obligation de résultat, dont l’échéance doit être impérativement respectée pour préserver l’intégrité de l’ordre juridique communautaire.
Cette rigueur jurisprudentielle est essentielle pour assurer la primauté et l’application uniforme du droit issu des traités. En refusant de prendre en considération les particularismes internes, la Cour garantit que la règle commune s’appliquera avec la même force dans tous les États membres.
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**II. La portée du principe de primauté dans l’exécution du droit communautaire**
Au-delà de la simple résolution du litige, cet arrêt constitue une manifestation éclatante du principe de primauté, en réaffirmant l’intangibilité des obligations issues des directives (A) et en se posant comme le garant de l’effectivité du système juridique communautaire (B).
**A. L’intangibilité de l’obligation de résultat des directives**
La directive est un acte normatif particulier qui, aux termes de l’article 189 du traité CEE, lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens. Cet arrêt illustre parfaitement que cette liberté de choix quant aux modalités de la transposition ne saurait en aucun cas affecter le caractère impératif de l’obligation de résultat elle-même, ni le respect du délai fixé pour y parvenir.
En qualifiant de manquement le simple fait de ne pas avoir adopté les dispositions nécessaires dans le délai prescrit, la Cour rappelle que la transposition est une condition de la sécurité juridique. Elle est indispensable pour que les particuliers puissent connaître les droits et obligations qui découlent de la directive et s’en prévaloir, le cas échéant, devant les juridictions nationales. Le retard dans la transposition crée une situation d’incertitude juridique préjudiciable à l’effectivité de la norme communautaire.
**B. La garantie de l’uniformité et de l’effectivité du droit communautaire**
La position de la Cour, bien que sévère, est une condition sine qua non du bon fonctionnement de l’Union. Si chaque État pouvait invoquer ses propres contraintes pour différer l’application des normes communes, l’uniformité du droit communautaire serait compromise. Cela créerait une application « à la carte » des règles, au détriment de l’égalité entre les États et les opérateurs économiques, et mettrait en péril les fondements mêmes du marché intérieur.
En l’espèce, la directive visait à harmoniser les prescriptions techniques des bateaux, un objectif qui ne peut être atteint que si tous les États membres appliquent les mêmes règles simultanément. La solution de la Cour a donc une portée qui dépasse largement le cas d’espèce. Elle a une valeur de principe, rappelant à tous les États membres que l’appartenance à la Communauté implique une discipline collective et le respect scrupuleux des obligations librement consenties. L’ordre juridique communautaire, pour exister et produire ses effets, ne peut tolérer que son application soit paralysée par les défaillances des systèmes juridiques nationaux.