Arrêt de la Cour du 25 octobre 1983. – Allgemeine Elektrizitäts-Gesellschaft AEG-Telefunken AG contre Commission des Communautés européennes. – Système de distribution sélective. – Affaire 107/82.

Par un arrêt rendu dans l’affaire 107/82, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur la légalité d’une décision de la Commission ayant sanctionné l’application d’un système de distribution sélective. En l’espèce, une entreprise spécialisée dans la fabrication et la distribution d’articles de l’électronique de divertissement avait mis en place un tel système, fondé sur des critères qualitatifs, qui fut notifié à la Commission. Saisie ultérieurement de plaintes émanant de commerçants, l’institution communautaire a mené des vérifications qui l’ont conduite à considérer que l’application effective du système ne correspondait pas au modèle notifié. Elle a estimé que le fabricant avait appliqué son système de distribution de manière abusive, en discriminant certains distributeurs et en influençant les prix de vente, dans le but d’exclure certaines formes de distribution et de maintenir les prix à un niveau artificiellement élevé.

La Commission a ainsi adopté une décision constatant une infraction à l’article 85, paragraphe 1, du traité CEE, a enjoint à l’entreprise de cesser cette pratique et lui a infligé une amende. La société requérante a alors introduit un recours en annulation contre cette décision devant la Cour de justice. Elle soutenait, notamment, que les comportements qui lui étaient reprochés, tels que le refus d’admission de certains négociants, constituaient des actes unilatéraux ne relevant pas du champ d’application de l’article 85, paragraphe 1, lequel ne vise que les accords et pratiques concertées. Elle affirmait également que les agissements de ses filiales nationales ne pouvaient lui être imputés. Se posait dès lors à la Cour la question de savoir si le refus d’agrément d’un distributeur remplissant les critères qualitatifs d’un système de distribution sélective, au motif de sa politique de prix, constitue un acte unilatéral échappant à l’interdiction des ententes, ou s’il s’intègre dans les relations contractuelles liant le fabricant à son réseau.

La Cour de justice rejette le recours dans son intégralité. Elle juge qu’un tel refus d’agrément ne constitue pas un comportement unilatéral mais s’inscrit au contraire dans le cadre des relations contractuelles que l’entreprise entretient avec les revendeurs agréés. Selon la Cour, « dans le cas d’admission d’un distributeur, l’agrément se fonde sur l’acceptation, expresse ou tacite, de la part des contractants, de la politique poursuivie par » le fabricant, laquelle exigeait « l’exclusion du réseau de distributeurs ayant les qualités pour y être admis, mais n’étant pas disposés à adhérer à cette politique ». La Cour confirme par ailleurs que les agissements des filiales peuvent être imputés à la société mère dès lors que celles-ci ne déterminent pas de façon autonome leur comportement sur le marché.

La solution retenue par la Cour de justice permet de préciser les contours de l’application du droit des ententes aux systèmes de distribution sélective (I), tout en confirmant une conception extensive de la responsabilité au sein d’un groupe de sociétés (II).

I. La précision des conditions d’une application licite de la distribution sélective

La Cour, en réponse aux arguments de la requérante, clarifie la nature de l’infraction dans le cadre d’un réseau de distribution sélective (A) et réaffirme l’illicéité d’une sélection fondée sur la politique de prix des distributeurs (B).

A. Le rejet du caractère unilatéral du refus d’agrément

L’entreprise requérante soutenait que le refus d’admettre un distributeur au sein de son réseau relevait d’une décision unilatérale, et par conséquent ne pouvait être appréhendé sous l’angle de l’article 85, paragraphe 1, du traité, qui prohibe les accords et pratiques concertées entre entreprises. Cet argument tendait à soustraire du champ du droit des ententes une pratique pourtant essentielle à la mise en œuvre de sa politique commerciale. La Cour de justice écarte fermement cette analyse en reliant le refus d’agrément au cadre contractuel général du système de distribution.

Elle considère que l’application d’un système de distribution sélective, même si elle se manifeste par des refus opposés à certains candidats, ne peut être qualifiée d’unilatérale. En effet, la politique de sélection menée par le fabricant et les refus qui en découlent font partie intégrante des accords de distribution liant le fabricant aux distributeurs déjà agréés. La Cour énonce que « les refus d’agréer des distributeurs qui répondent aux critères qualitatifs ci-dessus mentionnés fournissent donc la preuve de l’existence d’une application illicite de ce système ». Ainsi, l’exclusion d’un distributeur potentiel en raison de sa non-adhésion à la politique de prix du fabricant est la manifestation même de l’accord anticoncurrentiel qui unit le fabricant et ses revendeurs agréés, tous deux ayant un intérêt commun au maintien de prix élevés. Le refus n’est donc pas un acte isolé mais l’instrument de mise en œuvre et de préservation de l’entente.

B. La condamnation des critères de sélection fondés sur les prix

La société requérante arguait qu’une politique visant à garantir le maintien d’une marge bénéficiaire minimale pour les revendeurs spécialisés était une condition de survie de ce type de commerce et, par conséquent, une pratique licite dans le cadre d’un système de distribution sélective. Elle s’appuyait pour cela sur une interprétation de la jurisprudence antérieure de la Cour. La Cour de justice rejette cet argument en opérant une distinction fondamentale entre la conséquence légitime d’un système de distribution sélective et un objectif illicite.

Si la Cour reconnaît que le maintien d’un certain niveau de prix peut être une conséquence inhérente à un système de distribution sélective justifié par la nécessité d’assurer des prestations de qualité, elle précise que cet objectif ne peut devenir en lui-même une condition d’admission. Elle affirme que « l’objectif d’un tel système est uniquement ‘l’amélioration de la concurrence en tant qu’elle porte sur des éléments autres que les prix’ et non la garantie d’une marge bénéficiaire élevée pour les revendeurs agréés ». Par conséquent, le fabricant disposait déjà de moyens licites pour assurer l’efficacité de son système, à savoir la vérification du respect des critères qualitatifs objectifs. Exiger en plus un engagement en matière de prix constitue une condition « manifestement étrangère aux besoins d’un système de distribution sélective » et affecte le libre jeu de la concurrence. L’arrêt censure ainsi toute tentative de transformer un système basé sur la qualité en un instrument de contrôle des prix de revente.

II. La confirmation d’une responsabilité étendue de l’entreprise tête de réseau

Au-delà de la qualification de l’infraction, la décision est porteuse d’enseignements importants quant à l’étendue de la responsabilité, que ce soit par l’imputation des agissements des filiales à la société mère (A) ou par l’appréciation du caractère systématique de l’infraction et de son effet sur le commerce intracommunautaire (B).

A. L’imputation du comportement des filiales à la société mère

La société requérante contestait sa responsabilité pour les agissements de ses filiales française et belge, arguant qu’elle n’avait pas pris une part autonome à l’application du système de distribution. La Cour de justice saisit cette occasion pour réaffirmer sa jurisprudence constante relative à la notion d’unité économique. Elle rappelle que « la circonstance que la filiale a une personnalité juridique distincte ne suffit pas à écarter la possibilité que son comportement soit imputé à la société-mère », notamment « lorsque la filiale, bien qu’ayant une personnalité juridique distincte, ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché, mais applique pour l’essentiel les instructions qui lui sont imparties par la société-mère ».

Appliquant ce principe au cas d’espèce, la Cour relève que la société mère n’a pas contesté sa capacité à influencer de manière déterminante la politique de distribution et de prix de ses filiales. Pour la filiale détenue à 100 %, l’identité de politique est présumée. Pour les autres, la Cour s’appuie sur des éléments factuels, tels que des notes internes et des correspondances, qui démontrent que les filiales faisaient référence à une « politique commerciale de Telefunken » et que la société mère était directement impliquée dans les décisions concernant l’admission de distributeurs sur les territoires de ses filiales. L’autonomie de ces dernières était donc purement formelle. La Cour en conclut que « les comportements anticoncurrentiels des filiales (…) sont imputables à » la société mère, consolidant ainsi la responsabilité de la tête de groupe pour les infractions commises par l’ensemble du réseau qu’elle contrôle.

B. L’appréciation du caractère systématique et de l’effet sur le commerce

La requérante tentait de minimiser la portée de ses pratiques en les présentant comme des « bavures » isolées et inévitables, et non comme la manifestation d’une politique délibérée. La Cour écarte cet argument en adoptant une approche pragmatique. Elle relève que le faible nombre de violations constatées, rapporté à la totalité des distributeurs, ne suffit pas à prouver le caractère non systématique de l’infraction. Au contraire, dans un système visant à maintenir des prix élevés, le fabricant n’a besoin d’intervenir que dans les rares cas de distributeurs pratiquant une politique de prix agressive. Quelques exemples avérés suffisent donc à démontrer l’existence d’une politique générale visant à écarter ces opérateurs.

De même, la Cour rejette l’argument selon lequel les pratiques en cause n’affectaient pas le commerce entre États membres, notamment en raison de parts de marché modestes ou d’obstacles techniques. Elle rappelle qu’une part de marché d’environ 5 % est suffisante pour qu’une entreprise soit susceptible d’affecter le commerce. Plus important encore, elle souligne que le simple fait que les commercants concernés n’effectuaient pas d’échanges intracommunautaires à un moment donné n’exclut pas une entrave potentielle, la situation du marché pouvant évoluer. Même les obstacles techniques, comme les différents standards de télévision entre pays, ne sont pas jugés insurmontables au point d’éliminer toute possibilité d’échanges et donc toute affectation du commerce. La Cour confirme ainsi une interprétation large des conditions d’application du droit de la concurrence de l’Union, privilégiant la protection de la structure concurrentielle du marché commun.

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