Par un arrêt du 25 octobre 1988, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur la compatibilité avec le droit communautaire d’une législation nationale maintenant des droits particuliers pour les femmes dans les conventions collectives. En l’espèce, un État membre a adopté une loi visant à assurer l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, transposant une directive de 1976. Cette loi posait le principe de la nullité de toute clause conventionnelle réservant le bénéfice d’une mesure en considération du sexe. Toutefois, une disposition transitoire de cette même loi maintenait en vigueur les usages et clauses des conventions collectives antérieures qui accordaient des droits particuliers aux femmes. La loi prévoyait que les partenaires sociaux s’emploieraient, par la négociation collective, à mettre ces clauses en conformité avec le principe d’égalité, sans toutefois fixer de délai pour ce faire. Estimant que cette disposition méconnaissait les obligations découlant de la directive, la Commission a introduit un recours en manquement contre l’État membre concerné. Le gouvernement défendeur soutenait que les droits maintenus étaient justifiés par un souci de protection et d’égalité de fait, et que le renvoi à la négociation collective constituait la méthode la plus appropriée pour leur révision. Se posait ainsi la question de savoir si une législation nationale autorisant le maintien indéfini de clauses conventionnelles accordant des droits spécifiques aux femmes, tout en renvoyant leur suppression à la seule négociation des partenaires sociaux, est conforme aux exigences de la directive sur l’égalité de traitement. La Cour de justice répond par la négative, considérant que l’État membre a manqué à ses obligations en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires pour assurer l’application complète et exacte de la directive dans le délai prescrit.
La Cour rejette ainsi une justification matérielle des droits particuliers maintenus (I), avant de censurer le mécanisme procédural choisi pour leur abrogation différée (II).
***
I. Le rejet d’une justification matérielle des droits particuliers maintenus
La Cour examine les arguments de l’État membre fondés sur les dérogations prévues par la directive. Elle adopte une interprétation stricte de l’exception tenant à la protection de la femme (A), tout en rappelant le champ d’application limité de celle visant à promouvoir l’égalité des chances (B).
A. L’interprétation stricte de l’exception tenant à la protection de la femme
Le gouvernement défendeur invoquait la compatibilité des droits particuliers avec le principe d’égalité au motif qu’ils étaient inspirés par un souci de protection. La Cour écarte cet argument en se fondant sur une lecture finaliste de l’article 2, paragraphe 3, de la directive. Elle rappelle que cette disposition vise la protection de la condition biologique de la femme, notamment en ce qui concerne la grossesse et la maternité. Les droits sauvegardés par la loi nationale allaient cependant bien au-delà de cet objectif. Ils concernaient par exemple la réduction du temps de travail pour les femmes âgées ou l’avancement de l’âge de la retraite. La Cour souligne que de telles protections ne sont pas liées à la condition spécifique de la femme. Elle juge que les dispositions litigieuses ne peuvent trouver de justification dans l’article 2, paragraphe 3, car « les droits particuliers maintenus en vigueur visent parfois la protection des femmes dans leur qualité de travailleurs âgés ou de parents, qualités que peuvent avoir tout à la fois les travailleurs masculins et les travailleurs féminins ». En liant l’exception de protection à la seule maternité et à ses suites, la Cour prévient toute tentative d’extension qui reviendrait à justifier des inégalités de traitement sur la base de considérations sociales ou familiales générales.
B. Le champ d’application limité de l’exception visant l’égalité des chances
La Cour analyse ensuite si le maintien de ces droits pourrait se justifier au regard de l’article 2, paragraphe 4, de la directive. Cette disposition autorise des mesures d’action positive visant à promouvoir l’égalité des chances en remédiant aux inégalités de fait. Le raisonnement de la Cour est ici particulièrement laconique mais clair. Elle définit le but de cette exception comme étant « précis et limité », à savoir « autoriser des mesures qui, tout en étant discriminatoires selon leurs apparences, visent effectivement à éliminer ou a réduire les inégalités de fait pouvant exister dans la réalité de la vie sociale ». Or, la loi nationale ne ciblait pas des inégalités de fait spécifiques mais maintenait de façon générale et indifférenciée l’ensemble des droits particuliers existants. La Cour conclut qu’aucun élément du dossier ne permet d’établir qu’une telle mesure globale correspond à la situation envisagée par cette disposition. Par cette analyse, la Cour refuse qu’une législation puisse, sous couvert d’action positive, pérenniser des avantages catégoriels sans démontrer qu’ils sont nécessaires et proportionnés à la correction d’inégalités de fait précisément identifiées. La généralité de la disposition française était incompatible avec le caractère ciblé des dérogations autorisées.
***
II. La censure du mécanisme d’abrogation différée des clauses discriminatoires
Après avoir écarté les justifications matérielles, la Cour se penche sur la méthode de suppression des clauses illégales. Elle juge insuffisante la voie de la négociation collective (A) et réaffirme avec force l’obligation de résultat qui pèse sur les États membres en matière de transposition des directives (B).
A. L’insuffisance du renvoi à la négociation collective
L’État membre soutenait que la négociation collective était la voie la plus indiquée pour mettre fin aux discriminations, étant plus apte qu’une loi à influencer les comportements. La Cour ne rejette pas par principe le recours aux partenaires sociaux mais en sanctionne les modalités. Elle relève le caractère très modeste des résultats obtenus plusieurs années après l’adoption de la loi, avec un très faible nombre de conventions renégociées. Le cœur de son raisonnement tient à l’absence de toute contrainte. La loi nationale se contentait d’inciter les partenaires sociaux à négocier, sans assortir cette obligation d’un quelconque délai ni d’un mécanisme supplétif en cas d’échec. Pour la Cour, une telle approche ne garantit pas l’effectivité du principe d’égalité. Elle juge qu’un État ne saurait se décharger de ses obligations en « renvoyant l’abolition de certaines inégalités aux partenaires sociaux sans leur fixer de délai pour se conformer à cette obligation ». Le caractère non contraignant du dispositif et son inefficacité constatée en pratique conduisent logiquement la Cour à le déclarer incompatible avec les exigences de la directive.
B. L’affirmation de l’obligation d’un résultat effectif pour l’État membre
En censurant la méthode choisie par l’État défendeur, la Cour rappelle la portée de l’obligation de transposition. Les États membres ne disposent pas seulement d’une obligation de moyens, mais bien d’une obligation de résultat. Ils doivent s’assurer que les objectifs de la directive sont pleinement atteints dans les délais impartis. Le recours à la négociation collective, pratique courante en droit du travail, ne peut exonérer l’État de sa responsabilité. Si les partenaires sociaux ne parviennent pas à un accord conforme au droit communautaire dans un délai raisonnable, il incombe à l’autorité étatique d’intervenir pour garantir l’application du principe d’égalité. Cet arrêt revêt ainsi une portée considérable pour l’ensemble des États membres. Il signifie que la transposition d’une directive ne saurait s’accommoder de dispositions législatives vagues ou de simples incitations. L’État doit mettre en place un cadre juridique clair, précis et contraignant, assurant l’élimination effective et rapide des dispositions nationales, y compris conventionnelles, contraires au droit communautaire. Laisser la mise en conformité au bon vouloir des partenaires sociaux pour une durée indéterminée constitue un manquement caractérisé à ces exigences.