Arrêt de la Cour du 26 février 2002. – Conseil de l’Union européenne contre Boehringer Ingelheim Vetmedica GmbH et C. H. Boehringer Sohn. – Pourvoi – Recevabilité – Demande d’annulation partielle d’un arrêt du Tribunal en tant qu’il déclare qu’il n’est pas nécessaire de statuer sur une exception d’irrecevabilité opposée à un recours qu’il rejette comme non fondé. – Affaire C-23/00 P.

Par un arrêt en date du 23 janvier 2003, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur la recevabilité d’un pourvoi formé contre une décision du Tribunal de première instance. Plus précisément, la question portait sur le point de savoir si une partie ayant obtenu gain de cause sur le fond pouvait contester le refus du premier juge de statuer sur une exception d’irrecevabilité qu’elle avait préalablement soulevée.

En l’espèce, deux sociétés spécialisées dans les produits pharmaceutiques vétérinaires avaient introduit des recours devant le Tribunal de première instance. Le premier visait à l’annulation partielle d’une directive interdisant l’usage de certaines substances et à l’indemnisation du préjudice subi. Le second, fondé sur une exception d’illégalité à l’encontre de cette même directive, demandait l’annulation partielle d’un règlement d’application qui en découlait. Une institution de l’Union, partie défenderesse, avait soulevé une exception d’irrecevabilité à l’encontre du premier recours.

Le Tribunal de première instance a joint les deux affaires. Privilégiant une approche pragmatique, il a décidé d’examiner en premier lieu la légalité de la directive contestée, question commune aux deux litiges. Après avoir rejeté l’ensemble des moyens soulevés par les sociétés requérantes à l’encontre de la directive, il a jugé leurs recours non fondés. En conséquence, le Tribunal a explicitement indiqué qu’il n’était « pas besoin de statuer sur l’exception d’irrecevabilité soulevée » par l’institution défenderesse. Bien qu’ayant obtenu le rejet des recours, cette dernière a formé un pourvoi devant la Cour de justice, demandant l’annulation de l’arrêt du Tribunal en ce qu’il s’était dispensé de statuer sur son exception d’irrecevabilité.

La question de droit qui se posait à la Cour de justice était donc de déterminer si une partie, bien qu’ayant entièrement obtenu satisfaction sur le fond en première instance, dispose d’un intérêt à agir en vue de contester, par la voie du pourvoi, le choix du juge de ne pas examiner une exception d’irrecevabilité qu’elle avait soulevée. Autrement dit, le refus de statuer sur un moyen de procédure constitue-t-il une décision susceptible de pourvoi au sens du statut de la Cour ?

La Cour de justice répond par la négative et déclare le pourvoi irrecevable. Elle juge que seules les décisions qui tranchent un incident de procédure en admettant ou en rejetant une exception d’irrecevabilité font grief à une partie et sont, à ce titre, susceptibles de pourvoi. En revanche, lorsque le juge de première instance estime, pour des raisons de bonne administration de la justice, qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur une telle exception car le recours doit de toute manière être rejeté au fond, sa démarche ne constitue pas une décision faisant grief à la partie qui avait soulevé l’exception. Un tel choix relève de l’appréciation du juge et de l’organisation du procès.

Cette solution conduit à une stricte délimitation du périmètre des décisions susceptibles de faire l’objet d’un pourvoi (I), ce qui, par voie de conséquence, renforce l’autonomie du juge du fond dans l’économie générale du procès (II).

I. La délimitation du périmètre des décisions susceptibles de pourvoi

La Cour, en se fondant sur l’article 49 de son statut, procède à une lecture rigoureuse des conditions d’ouverture du pourvoi. Elle distingue ainsi nettement entre une décision statuant sur un incident de procédure et le simple choix de ne pas le trancher. Cette analyse repose sur une interprétation stricte de la notion de décision faisant grief (A) et conduit à exclure du champ du pourvoi les mesures relevant de l’administration du procès (B).

A. L’interprétation stricte de la notion de décision faisant grief

L’ouverture d’une voie de recours est conditionnée à l’existence d’un grief, c’est-à-dire d’une décision qui affecte défavorablement les intérêts d’une partie. Dans le cadre d’un incident de procédure portant sur une exception d’irrecevabilité, la Cour de justice précise que le grief ne naît que de la décision qui tranche cet incident. Elle énonce clairement que « les décisions qui mettent fin à un incident de procédure portant sur une exception d’irrecevabilité, au sens de ladite disposition, sont les décisions qui font grief à l’une des parties en admettant ou en rejetant cette exception d’irrecevabilité ».

En l’espèce, le Tribunal de première instance n’a ni admis ni rejeté l’exception soulevée. Il a consciemment choisi de ne pas se prononcer sur ce point, considérant que l’examen au fond suffisait à clore le litige en faveur de la partie défenderesse. La Cour de justice en déduit logiquement que l’absence de décision sur l’exception ne peut être assimilée à une décision de rejet implicite. Par conséquent, l’institution qui avait soulevé ce moyen n’a subi aucun grief de ce chef, son objectif final, le rejet du recours, ayant été pleinement atteint. Cette approche formaliste garantit que le pourvoi reste une voie de recours extraordinaire, destinée à contester une solution juridique et non la méthode employée pour y parvenir.

B. L’exclusion du choix procédural du champ du pourvoi

En distinguant la décision qui statue de celle qui sursoit à statuer, la Cour de justice opère une distinction fondamentale entre l’acte juridictionnel et la mesure d’administration judiciaire. Le Tribunal de première instance, face à un litige complexe, a usé de son pouvoir d’organisation de l’instance pour joindre les affaires et choisir l’angle d’examen le plus efficace. Il a estimé que l’analyse de la légalité de la directive, au cœur des deux recours, permettrait de résoudre l’ensemble du différend plus économiquement.

La Cour de justice valide entièrement cette démarche en jugeant qu’il « appartenait au Tribunal d’apprécier, comme il l’a fait, si une bonne administration de la justice justifiait, dans les circonstances de l’espèce, de rejeter au fond le recours […] sans statuer sur l’exception d’irrecevabilité ». Ce faisant, elle qualifie le choix du Tribunal non pas de décision juridictionnelle sur l’incident, mais de mesure de bonne gestion procédurale. Une telle mesure, par nature, ne cause pas de grief et ne saurait donc ouvrir droit à un pourvoi, sous peine de permettre une remise en cause systématique de la manière dont le premier juge conduit les débats.

En définissant de la sorte les contours du pourvoi, la Cour conforte l’autorité du juge de première instance dans la conduite de l’instance. Elle consacre ainsi son autonomie dans l’économie du procès.

II. La consécration de l’autonomie du juge du fond dans l’économie du procès

La décision de la Cour de justice a une portée qui dépasse le cas d’espèce, en ce qu’elle légitime une méthode de jugement pragmatique. Elle reconnaît au juge du fond la faculté de rejeter un recours pour des motifs de fond sans examiner au préalable sa recevabilité (A), ce qui sert l’objectif de bonne administration de la justice (B).

A. La légitimation du rejet au fond sans examen de la recevabilité

Traditionnellement, l’examen de la recevabilité d’un recours précède celui de son bien-fondé. Cet ordre logique assure que le juge ne se prononce sur le fond d’une affaire que s’il est valablement saisi. Cependant, la Cour admet ici qu’il est possible d’inverser cette logique pour des raisons d’économie procédurale. Lorsque le rejet au fond apparaît certain et que l’examen de la recevabilité soulève des questions complexes, il est plus efficace de statuer directement sur le fond.

En validant ce raisonnement, la Cour offre au juge de première instance une flexibilité appréciable dans le traitement des dossiers. Il peut ainsi éviter de longs développements sur des questions d’affectation directe et individuelle, souvent délicates, lorsque le recours est manifestement non fondé. Cette solution n’est pas préjudiciable au requérant, qui voit son recours rejeté, ni au défendeur, qui obtient gain de cause. Elle permet simplement au juge de choisir la voie la plus directe pour parvenir à la solution du litige. L’arrêt confère ainsi une base juridique solide à une pratique guidée par le pragmatisme.

B. La portée de la décision pour la bonne administration de la justice

Au-delà de la simple technique procédurale, la décision commentée porte une vision de la justice. Elle souligne que l’objectif d’un procès est de trancher un différend de manière efficace et définitive. En l’espèce, l’institution requérante, bien que victorieuse, cherchait à obtenir une décision de principe sur la recevabilité d’un recours contre une directive, probablement pour des raisons de sécurité juridique future. Cependant, la Cour rappelle que le rôle du juge n’est pas de répondre à des questions théoriques, mais de statuer sur le litige qui lui est soumis.

Le pourvoi de l’institution était en réalité dépourvu d’objet, car l’arrêt de première instance lui avait donné entière satisfaction. Permettre un tel pourvoi reviendrait à ouvrir la porte à des recours formés non pas pour renverser une solution défavorable, mais pour critiquer le raisonnement du juge. Ce serait encourager des débats académiques devant les prétoires, au détriment de l’efficacité de la justice et de l’épuisement des voies de droit. En déclarant le pourvoi irrecevable, la Cour de justice préserve donc le caractère contentieux de son office et garantit que les ressources judiciaires sont allouées à la résolution de conflits réels et actuels.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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