Par un arrêt du 26 juin 1997, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions dans lesquelles une réglementation nationale, interdisant l’insertion de jeux-concours dotés de prix dans les périodiques, peut être jugée compatible avec le principe de la libre circulation des marchandises. En l’espèce, un éditeur de presse autrichien avait saisi le Handelsgericht Wien d’une action visant à faire cesser la distribution en Autriche d’un hebdomadaire produit par un éditeur établi en Allemagne. Ce périodique contenait des énigmes et des mots croisés permettant aux lecteurs de participer à des loteries pour gagner des sommes d’argent, une pratique licite en Allemagne mais prohibée par la loi autrichienne sur la concurrence déloyale, qui interdit de manière quasi absolue de telles offres promotionnelles dans la presse écrite. Le Handelsgericht Wien, constatant que cette interdiction était susceptible d’affecter le commerce intracommunautaire, a alors décidé de surseoir à statuer et d’interroger la Cour de justice sur la compatibilité de la législation autrichienne avec l’article 30 du traité CE. Il s’agissait de déterminer si le principe de la libre circulation des marchandises s’opposait à ce qu’un État membre interdise la commercialisation sur son territoire d’un périodique légalement fabriqué et distribué dans un autre État membre, au motif qu’il contient des jeux-concours dotés de prix. La Cour de justice répond que l’article 30 du traité ne fait pas obstacle à une telle interdiction, mais à la condition stricte que cette mesure soit proportionnée à l’objectif légitime de maintien du pluralisme de la presse et qu’il n’existe pas de mesures moins restrictives pour atteindre ce but.
La solution retenue par la Cour repose sur une analyse en deux temps. Elle s’attache d’abord à qualifier la mesure nationale d’entrave à la libre circulation des marchandises (I), avant de définir les conditions strictes de sa justification au regard d’une exigence impérative (II).
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I. La qualification de la mesure nationale en entrave à la libre circulation des marchandises
La Cour de justice a d’abord écarté l’application de la jurisprudence relative aux modalités de vente pour retenir la qualification de mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative.
A. Le rejet de la qualification de modalité de vente
Le gouvernement autrichien soutenait que l’interdiction des jeux-concours dans la presse constituait une simple modalité de vente au sens de l’arrêt *Keck et Mithouard*. Selon cette jurisprudence, les dispositions nationales qui limitent ou interdisent certaines modalités de vente ne sont pas considérées comme des entraves au sens de l’article 30 du traité, à condition de s’appliquer à tous les opérateurs exerçant sur le territoire national et d’affecter de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et importés. Cependant, la Cour a refusé de suivre ce raisonnement. Elle constate que la législation en cause, « quand bien même elle viserait une méthode de promotion des ventes, porte, en l’espèce, sur le contenu même des produits, en ce que les jeux visés par elle font partie intégrante de la revue dans laquelle ils sont insérés ». En ce sens, la mesure ne se limite pas à réglementer les circonstances de la vente du périodique mais affecte directement sa substance. L’interdiction ne concerne donc pas une modalité de vente extrinsèque au produit mais une caractéristique intrinsèque de celui-ci.
B. La confirmation d’une mesure d’effet équivalent
Dès lors que la législation litigieuse impose aux opérateurs des autres États membres de modifier le contenu même de leurs publications pour accéder au marché autrichien, elle compromet l’accès de ces produits à ce marché. Une telle contrainte constitue une entrave à la libre circulation des marchandises. La Cour réaffirme ainsi sa jurisprudence classique, issue de l’arrêt *Cassis de Dijon*, selon laquelle constitue une mesure d’effet équivalent toute réglementation d’un État membre qui, en l’absence d’harmonisation, édicte des exigences relatives aux caractéristiques d’un produit légalement fabriqué et commercialisé dans un autre État membre. En obligeant l’éditeur allemand à produire une version spécifique de son magazine pour le marché autrichien, ou à renoncer à ce marché, la loi nationale entrave directement le commerce intracommunautaire. Par conséquent, la Cour conclut que cette interdiction « constitue donc, en principe, une mesure d’effet équivalent au sens de l’article 30 du traité ». Une fois qualifiée d’entrave, la mesure ne pouvait être sauvée que si elle était justifiée par un objectif d’intérêt général et respectait le principe de proportionnalité.
II. La justification conditionnelle de l’entrave par le maintien du pluralisme de la presse
La Cour admet que le maintien du pluralisme de la presse peut justifier une restriction à la libre circulation, mais elle soumet cette justification à un contrôle de proportionnalité particulièrement rigoureux.
A. La reconnaissance du pluralisme de la presse comme exigence impérative
Face à l’entrave constituée, le gouvernement autrichien invoquait comme justification la nécessité de maintenir le pluralisme de la presse. Il expliquait que la concurrence par l’offre de prix importants risquait de conduire à l’éviction des petits éditeurs, incapables de rivaliser, et d’aggraver ainsi la concentration déjà élevée de la presse autrichienne. La Cour de justice se montre sensible à cet argument et juge que « le maintien du pluralisme de la presse est susceptible de constituer une exigence impérative justifiant une restriction à la libre circulation des marchandises ». Elle ancre cette reconnaissance dans la protection des droits fondamentaux, en précisant que le pluralisme « contribue à la sauvegarde de la liberté d’expression, telle qu’elle est protégée par l’article 10 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». En reliant une exigence impérative d’ordre économique et culturel à un droit fondamental, la Cour lui confère une légitimité renforcée, tout en balisant le cadre de son contrôle.
B. La subordination de l’interdiction à un contrôle de proportionnalité strict
Toutefois, la Cour assortit cette justification de conditions très strictes. Elle précise que la législation nationale doit être proportionnée à l’objectif poursuivi et que cet objectif ne peut être atteint par des mesures moins restrictives. Pour ce faire, elle confie à la juridiction nationale la charge d’un examen approfondi du marché. Le juge national devra vérifier, d’une part, si les périodiques offrant des prix « sont en concurrence avec les petites entreprises de presse » et, d’autre part, si la perspective de gain « est susceptible de provoquer un déplacement de la demande ». Il s’agit d’une analyse économique concrète visant à s’assurer que le risque pour le pluralisme de la presse est réel et non simplement hypothétique. En outre, la Cour souligne que l’interdiction serait disproportionnée si des alternatives moins attentatoires aux échanges existaient. À ce titre, « l’interdiction nationale ne doit pas faire obstacle à la commercialisation des journaux qui, tout en contenant des jeux, des énigmes ou des concours dotés de primes, n’ouvrent pas aux lecteurs résidant dans l’État membre concerné la possibilité de gagner un prix ». La Cour impose ainsi au législateur national d’envisager des solutions comme l’insertion d’une simple mention d’exclusion pour les résidents autrichiens, avant de recourir à une interdiction pure et simple. Ce contrôle rigoureux démontre la volonté de la Cour de ne permettre des dérogations à une liberté fondamentale du traité que dans des circonstances précisément définies et dûment prouvées.