Arrêt de la Cour du 26 novembre 1996. – F.lli Graffione SNC contre Ditta Fransa. – Demande de décision préjudicielle: Tribunale di Chiavari – Italie. – Interdiction d’utilisation d’une marque dans un Etat membre – Interdiction d’importation d’un produit d’un autre Etat membre sous la même marque – Article 30 du traité CE et directive sur les marques. – Affaire C-313/94.

L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes soulève la question délicate de l’articulation entre le principe de libre circulation des marchandises et les impératifs de protection des consommateurs au sein du marché intérieur. En l’espèce, une société avait cessé de commercialiser en Italie des produits sous une marque donnée, à la suite d’une décision de la Cour d’appel de Milan ayant jugé cette marque trompeuse et en ayant interdit l’usage à son titulaire. Par la suite, une autre entreprise a importé de France, où la commercialisation était légale, des produits revêtus de la même marque pour les vendre en Italie. Une société concurrente, qui ne pouvait plus s’approvisionner auprès du titulaire de la marque, a alors agi en justice pour faire cesser ces ventes, invoquant des actes de concurrence déloyale. Le juge national, le Tribunale di Chiavari, a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle interdiction avec le droit communautaire, notamment les articles 30 et 36 du traité CE et la première directive sur les marques. La question de droit qui se posait était donc de savoir si les règles de la libre circulation des marchandises s’opposent à ce qu’un État membre interdise sur son territoire la commercialisation d’un produit légalement vendu dans un autre État membre, au motif que la marque qu’il porte y a été jugée trompeuse. La Cour de justice répond en opérant une distinction fondamentale : si l’interdiction de commercialisation ne vise qu’un seul opérateur au nom de la concurrence déloyale alors que d’autres peuvent importer, elle est contraire à l’article 30. En revanche, si l’interdiction est générale, s’appliquant à tous les opérateurs pour protéger les consommateurs, elle peut être justifiée au regard de l’article 36, à condition d’être nécessaire et proportionnée à cet objectif.

La solution retenue par la Cour de justice réaffirme avec force le principe de libre circulation des marchandises en le faisant prévaloir sur une application dévoyée des règles de concurrence (I), tout en ménageant la possibilité pour les États membres d’édicter des interdictions générales de commercialisation, mais sous le contrôle strict du juge (II).

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I. La primauté de la libre circulation des marchandises face à une interdiction de commercialisation sélective

La Cour de justice commence son raisonnement par qualifier la mesure litigieuse au regard du droit communautaire (A), pour ensuite examiner et écarter la justification fondée sur la concurrence déloyale dans l’hypothèse d’une application discriminatoire (B).

A. La qualification de l’interdiction de commercialisation en mesure d’effet équivalent

L’interdiction de vendre un produit importé constitue une entrave évidente aux échanges intracommunautaires. La Cour rappelle sa jurisprudence constante initiée par l’arrêt Dassonville, selon laquelle « toute réglementation commerciale des États membres susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire » doit être considérée comme une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative au sens de l’article 30 du traité. En l’occurrence, la situation est particulièrement claire. Dès lors que le titulaire de la marque ne peut plus distribuer ses produits dans un État membre, la seule voie d’approvisionnement pour les commerçants de cet État est l’importation depuis un autre pays de la Communauté où le produit est légalement en vente. Dans un tel contexte, une injonction visant à faire cesser la commercialisation par un importateur « revient en pratique à empêcher leur importation et constitue donc un obstacle au commerce intracommunautaire ». Cette analyse, dénuée de toute ambiguïté, ancre fermement le litige dans le champ d’application de l’article 30 du traité et impose de rechercher une justification valable à cette entrave.

B. Le rejet de la concurrence déloyale comme justification à une restriction discriminatoire

La Cour envisage une première hypothèse, celle où la décision de la justice italienne interdisant l’usage de la marque ne lierait que son titulaire. Dans ce cas, les autres opérateurs économiques conserveraient le droit d’importer et de commercialiser les produits en cause. L’action intentée au principal, fondée sur la concurrence déloyale, viserait alors à interdire à un concurrent spécifique une pratique commercialement accessible à tous les autres. La Cour de justice juge une telle démarche inadmissible. Elle affirme qu’« on ne saurait admettre que la protection contre la concurrence déloyale soit invoquée pour interdire à une entreprise de faire usage de son droit d’importer ». L’objectif des règles sur la concurrence déloyale est de garantir la loyauté des transactions, non de priver un opérateur d’une faculté que le droit lui reconnaît au même titre qu’à ses concurrents. Utiliser ce fondement pour restreindre la liberté d’un seul acteur économique reviendrait à instrumentaliser le droit de la concurrence à des fins protectionnistes, ce que le traité prohibe.

L’entrave à la libre circulation n’étant pas justifiée dans cette première hypothèse, la Cour examine ensuite la situation d’une interdiction générale, ouvrant la voie à une potentielle justification fondée sur la protection des consommateurs.

II. L’admission conditionnelle d’une interdiction générale au nom de la protection des consommateurs

La Cour admet qu’une interdiction de commercialisation puisse être justifiée pour des motifs de protection du consommateur (A), mais elle souligne que la directive sur les marques n’a pas d’incidence déterminante sur cette question (B).

A. La subordination de l’interdiction à un contrôle de proportionnalité strict

Dans la seconde hypothèse, où la décision de la justice italienne entraînerait une interdiction de commercialisation *erga omnes*, l’entrave à la libre circulation pourrait trouver une justification dans les exigences impératives de protection des consommateurs. La Cour reconnaît en effet que le caractère trompeur d’une marque est une considération légitime. Elle précise que l’appréciation du caractère trompeur peut varier d’un État membre à l’autre en raison des « différences linguistiques, culturelles et sociales ». Cependant, une telle justification n’est pas automatique. Se référant à sa jurisprudence « Cassis de Dijon », la Cour rappelle qu’une telle mesure restrictive doit être nécessaire et proportionnée à l’objectif poursuivi. Il appartient au juge national d’opérer ce contrôle. Il doit notamment vérifier si « le risque de tromperie des consommateurs est suffisamment grave pour pouvoir primer les exigences de la libre circulation des marchandises ». Cette appréciation doit se faire au cas par cas, en tenant compte de l’ensemble des éléments pertinents, tels que l’emballage, l’information fournie au consommateur ou encore la publicité. La Cour exige donc un examen concret et rigoureux, qui ne saurait se contenter d’une simple potentialité de confusion.

B. L’indifférence de la directive sur les marques quant aux effets de la déchéance

Les parties ayant invoqué la première directive sur les marques de 1989, la Cour se prononce sur sa pertinence. Elle observe que cette directive n’opère qu’une harmonisation partielle des législations nationales. Si son article 12, paragraphe 2, sous b), prévoit bien que la déchéance des droits du titulaire peut être prononcée lorsque la marque est devenue propre à induire le public en erreur, le texte ne régit pas les conséquences de cette déchéance. Le cinquième considérant de la directive confirme que les États membres conservent la faculté de « déterminer les effets de la déchéance ou de la nullité des marques ». De plus, le sixième considérant précise que la directive n’exclut pas l’application d’autres branches du droit, comme celui de la concurrence déloyale ou de la protection des consommateurs. Par conséquent, l’article 12 de la directive « laisse au droit national la charge de déterminer si et dans quelle mesure l’utilisation d’une marque qui a fait l’objet d’une déchéance dans le chef de son titulaire doit être interdite ». La directive est donc sans pertinence pour la résolution du litige, qui doit être tranché sur le seul terrain des articles 30 et 36 du traité.

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