Par un arrêt du 12 octobre 2000, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie sur renvoi préjudiciel par l’Arbeidshof te Antwerpen, s’est prononcée sur la compatibilité de règles nationales de non-cumul des pensions avec le principe de libre circulation des travailleurs.
En l’espèce, un travailleur ayant exercé une activité salariée en Belgique et aux Pays-Bas s’est vu accorder une pension de retraite belge au taux dit « de ménage », son conjoint n’exerçant aucune activité professionnelle et ne bénéficiant d’aucune prestation sociale. Ultérieurement, ce conjoint a atteint l’âge de la retraite et a commencé à percevoir une pension de vieillesse personnelle en vertu du régime néerlandais. Corrélativement, le supplément de pension que le travailleur percevait aux Pays-Bas a été supprimé, de sorte que les ressources globales du ménage issues du régime néerlandais sont demeurées inchangées. L’organisme de pension belge, constatant que le conjoint percevait désormais une pension étrangère, a toutefois décidé de réduire la pension du travailleur en la calculant au taux « d’isolé », ce qui a entraîné une diminution des revenus du ménage.
Le travailleur a contesté cette décision devant l’Arbeidsrechtbank te Turnhout, qui lui a donné raison. L’organisme de pension a alors interjeté appel devant l’Arbeidshof te Antwerpen. Cette dernière juridiction, confrontée à l’incertitude quant à l’application de sa législation nationale au regard du droit communautaire, a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il était essentiellement demandé si le droit communautaire, et en particulier l’article 48 du traité CE, s’opposait à ce qu’une autorité nationale réduise la pension d’un travailleur migrant en raison de la pension de retraite accordée à son conjoint par un autre État membre, lorsque cette dernière prestation n’entraîne aucune augmentation des ressources globales du ménage.
La Cour de justice répond par l’affirmative. Elle juge que l’article 48 du traité s’oppose à ce que les autorités compétentes d’un État membre réduisent la pension d’un travailleur migrant en prenant en compte une pension accordée à son conjoint par un autre État membre, dès lors que l’octroi de cette dernière pension n’a pas pour effet d’augmenter les ressources globales du ménage.
Cette solution conduit à examiner la manière dont la Cour réaffirme la primauté de la libre circulation des travailleurs sur les logiques purement internes des systèmes de sécurité sociale (I), avant d’analyser les conséquences pratiques de l’arrêt quant au rôle du juge et de l’administration nationale (II).
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I. La libre circulation des travailleurs, limite à l’autonomie des États membres en matière de sécurité sociale
La décision commentée s’inscrit dans une jurisprudence constante visant à garantir l’effectivité de la libre circulation, en neutralisant les effets préjudiciables résultant du manque de coordination entre les régimes de sécurité sociale. La Cour identifie pour cela une restriction à la mobilité des travailleurs (A) avant de rappeler les devoirs qui incombent au juge national pour y remédier (B).
A. La caractérisation d’une entrave à la libre circulation
La Cour constate d’abord que la situation litigieuse désavantage le travailleur migrant. Alors que les ressources globales du couple provenant du régime néerlandais n’ont pas varié, la simple réattribution d’une partie de la pension au conjoint a déclenché l’application d’une règle de non-cumul belge, entraînant une perte financière nette. Une telle conséquence est de nature à pénaliser les travailleurs ayant exercé leur droit à la mobilité.
La Cour souligne ainsi qu’« une telle conséquence pourrait en effet dissuader le travailleur communautaire d’exercer son droit à la libre circulation et constituerait, dès lors, une entrave à cette liberté consacrée par l’article 48 du traité ». Bien que la législation belge soit applicable indistinctement, son interaction avec le régime d’un autre État membre produit un effet négatif qui ne se manifesterait pas dans une situation purement interne. La Cour confirme que même en l’absence d’harmonisation, les États membres ne sauraient aménager leurs systèmes de sécurité sociale d’une manière qui pénaliserait les personnes ayant fait usage des libertés garanties par le traité.
B. La primauté du droit communautaire sur les règles nationales de non-cumul
Face à cette entrave, la Cour rappelle avec force les obligations qui pèsent sur les autorités nationales, et singulièrement sur le juge. Elle réitère le principe selon lequel le droit communautaire ne remet pas en cause la compétence des États membres pour organiser leurs systèmes de sécurité sociale. Cependant, cette compétence doit s’exercer dans le respect du droit communautaire.
Le juge national est ainsi le premier garant de cette articulation. Il lui appartient « de donner à la loi interne qu’elle doit appliquer, dans toute la mesure du possible, une interprétation conforme aux exigences du droit communautaire ». La Cour va plus loin en précisant que si une telle interprétation n’est pas possible, la juridiction nationale a l’obligation de laisser la disposition nationale inappliquée. Elle doit ainsi écarter toute norme interne dont l’application, dans les circonstances de l’espèce, aboutirait à un résultat contraire au droit communautaire. Cette solution réaffirme la primauté et l’effet direct des dispositions du traité relatives à la libre circulation des personnes.
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II. La portée de la solution : une exigence de prise en compte de la situation économique réelle du ménage
Au-delà du principe, l’arrêt se distingue par le critère pragmatique qu’il impose aux autorités nationales. Il ne s’agit plus seulement d’une analyse juridique formelle, mais d’une appréciation concrète de la situation financière des intéressés. La Cour établit ainsi un critère fondé sur les ressources du ménage (A), ce qui redéfinit les obligations des administrations et des juges nationaux (B).
A. Le critère de l’absence d’augmentation des ressources globales du ménage
Le cœur de la décision réside dans l’élaboration d’un critère fonctionnel et économique. Les règles nationales de non-cumul ont pour objet d’éviter un enrichissement jugé excessif par l’octroi simultané de plusieurs prestations. Or, en l’espèce, la Cour constate que l’octroi de la pension au conjoint n’a engendré aucune augmentation des ressources du couple, mais une simple substitution de bénéficiaire pour une partie des montants.
Par conséquent, la Cour de justice conclut dans son dispositif que l’article 48 du traité s’oppose à une réduction de pension « alors que l’octroi de cette dernière pension n’entraîne aucune augmentation des ressources globales du ménage ». En subordonnant l’application de la règle de non-cumul à une augmentation effective des ressources, la Cour impose de regarder au-delà de la qualification juridique des prestations pour en apprécier la substance économique. Une telle approche pragmatique assure une protection efficace au travailleur migrant contre les effets pervers d’une coordination imparfaite des systèmes nationaux.
B. Les obligations renforcées de l’administration et du juge nationaux
Cette solution emporte des conséquences significatives pour les institutions nationales. Celles-ci ne peuvent plus appliquer de manière mécanique leurs règles de non-cumul dans un contexte transfrontalier. L’arrêt leur impose une diligence particulière dans l’examen de la situation.
La Cour précise en effet que le droit communautaire « s’oppose à ce que les autorités compétentes se bornent à réduire la pension du travailleur sans vérifier si la pension accordée à son conjoint a pour effet d’augmenter les ressources globales du ménage ». Cette obligation de vérification implique pour l’administration nationale le devoir d’enquêter sur les effets concrets de l’octroi d’une prestation par un autre État membre, en application du principe de coopération loyale. Le juge national, quant à lui, se voit confier le rôle de contrôler cette diligence et, le cas échéant, de sanctionner son absence en écartant la législation nationale pour protéger les droits que le travailleur migrant tire du traité.