Par un arrêt du 27 février 1980, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur l’interprétation de l’article 95 du traité CEE, relatif à l’interdiction des impositions intérieures discriminatoires. Cette décision, rendue dans le cadre d’un recours en manquement, offre une clarification substantielle des notions de produits similaires et de protectionnisme fiscal indirect. En l’espèce, la législation d’un État membre établissait un régime d’accises différencié pour les eaux-de-vie. Une taxe réduite était appliquée à une catégorie spécifique de spiritueux, correspondant à l’essentiel de sa production nationale. En revanche, une taxe significativement plus élevée frappait toutes les autres eaux-de-vie, catégorie qui comprenait la quasi-totalité des produits importés des autres États membres.
L’institution communautaire à l’origine du recours soutenait que ce système fiscal violait l’article 95 du traité, soit dans son premier alinéa en taxant plus lourdement des produits importés similaires, soit dans son second alinéa en protégeant indirectement la production nationale. L’État membre défendeur contestait cette analyse. Il affirmait que les produits ne présentaient pas le degré de similarité requis et que sa législation, ne faisant aucune distinction formelle selon l’origine des marchandises, n’était pas discriminatoire. Le problème de droit posé à la Cour était donc de déterminer si un régime fiscal national, qui établit une différenciation de taux entre des boissons alcooliques sans distinction formelle de leur origine, mais qui aboutit en pratique à imposer plus lourdement les produits importés que la production nationale principale, constitue une imposition intérieure discriminatoire ou protectrice interdite par le traité.
À cette question, la Cour de justice répond par l’affirmative, jugeant qu’un tel système est incompatible avec les exigences de l’article 95 du traité. Elle estime en effet que la différenciation fiscale, bien que fondée sur des critères objectifs, est aménagée de telle sorte qu’elle favorise une production nationale typique et pénalise les produits importés. La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation extensive des conditions d’application de la règle de non-discrimination fiscale (I), laquelle permet de consacrer une approche matérielle de l’interdiction du protectionnisme fiscal (II).
I. L’interprétation extensive des conditions d’application de l’article 95 du traité CEE
Pour établir l’incompatibilité du régime fiscal national, la Cour de justice a recours à une lecture large des concepts fondamentaux de l’article 95. Elle adopte ainsi une définition souple du critère de similarité des produits, prévu au premier alinéa (A), tout en réaffirmant le rôle de la notion de concurrence pour l’application du second alinéa (B).
A. La définition souple du critère de similarité des produits
L’application du premier alinéa de l’article 95 suppose une comparaison entre la charge fiscale pesant sur un produit national et celle appliquée à un produit importé « similaire ». La Cour rappelle sa jurisprudence antérieure selon laquelle il convient « d’interpréter de manière suffisamment souple la notion de ‘produits similaires' ». La similarité ne doit pas être entendue comme une identité rigoureuse mais doit être appréciée au regard de la perception du consommateur. Sont ainsi considérés comme similaires les produits qui « présentent au regard des consommateurs des propriétés analogues ou répondent aux mêmes besoins ».
En l’espèce, cette approche permet de dépasser les arguments fondés sur les matières premières, les procédés de fabrication ou les habitudes de consommation propres à une région. La Cour reconnaît que si des spécificités existent, toutes les eaux-de-vie partagent des caractéristiques génériques, notamment leur obtention par distillation et une forte teneur en alcool, les rendant substituables aux yeux des consommateurs dans diverses occasions. L’arrêt souligne le risque de « cristalliser de telles habitudes à la faveur de classifications fiscales établies par les États », ce qui irait à l’encontre de l’objectif d’intégration du marché commun. Cette définition fonctionnelle et économique de la similarité étend considérablement le champ du premier alinéa et empêche les États membres de se retrancher derrière des distinctions techniques pour justifier des traitements fiscaux différenciés.
B. L’appréhension subsidiaire de la concurrence entre produits
La Cour ne s’arrête pas à l’analyse de la similarité et examine également la situation au regard du second alinéa de l’article 95. Cette disposition a pour fonction d’interdire « toute forme de protectionnisme fiscal indirect » concernant des produits qui, sans être similaires, se trouvent néanmoins dans un rapport de concurrence « même partielle, indirecte ou potentielle ». Le critère n’est plus la comparaison précise des charges fiscales, mais le « caractère protecteur d’un système d’impositions intérieures ».
La Cour estime que, même à supposer que toutes les eaux-de-vie ne soient pas similaires à celle bénéficiant du taux réduit, il existe entre elles « des traits communs suffisamment accusés pour admettre l’existence, dans tous les cas, d’un rapport de concurrence ». Cette affirmation permet de couvrir l’ensemble des produits concernés par le litige. Peu importe que la substituabilité ne soit pas parfaite ou constante ; il suffit qu’une alternative de choix existe pour le consommateur pour que le second alinéa puisse être mobilisé. En jugeant que toutes les boissons spiritueuses se trouvent, « sans exception », dans un rapport de concurrence au moins partiel avec le produit national favorisé, la Cour rend l’application de l’article 95 quasi systématique dans ce secteur, ne laissant que peu de marge de manœuvre pour une taxation différenciée.
Cette lecture finaliste des deux alinéas de l’article 95 permet à la Cour de fonder son analyse sur les effets concrets du système fiscal contesté. Elle peut ainsi opérer un contrôle qui dépasse la simple forme de la législation pour en sanctionner la substance protectrice.
II. La consécration d’une approche matérielle de la discrimination fiscale
L’apport majeur de la décision réside dans son refus de s’en tenir à une analyse formelle de la législation fiscale. La Cour écarte les justifications fondées sur l’absence de discrimination directe (A), affirmant par là même la prévalence du principe de neutralité fiscale dans le marché intérieur et conférant une portée considérable à sa solution (B).
A. Le rejet des justifications fondées sur des critères formels
L’État membre défendeur avançait que sa législation était neutre, car elle ne distinguait pas selon l’origine des produits. Une eau-de-vie importée répondant aux critères légaux bénéficierait du taux réduit, tandis qu’une production nationale n’y répondant pas serait soumise au taux plein. La Cour balaie cet argument en se concentrant sur les effets réels du système. Elle constate que le régime « a été aménagé de telle manière que la plus grande partie de la production nationale d’alcool relève de la catégorie fiscale la plus avantageuse, alors que la presque totalité des produits importés rentre dans la catégorie la plus lourdement taxée ».
Ce faisant, la Cour consacre une conception matérielle de la discrimination. Une mesure fiscale, bien que neutre en apparence, est jugée discriminatoire ou protectrice si elle aboutit en pratique à désavantager les produits importés au profit des productions nationales. Les statistiques de marché, montrant la répartition des produits nationaux et importés entre les deux catégories fiscales, deviennent un élément de preuve déterminant. L’intention du législateur national importe moins que le résultat objectif de son action. Cette méthode d’analyse empêche les États membres de contourner les interdictions du traité par des montages juridiques habiles mais dont la finalité économique demeure protectionniste.
B. La portée de la solution : l’affirmation de la neutralité fiscale
En condamnant le système fiscal litigieux sans même distinguer formellement entre la violation du premier et du second alinéa, la Cour délivre un message clair sur la portée de l’article 95. Cette disposition vise à garantir « la parfaite neutralité des impositions intérieures au regard de la concurrence entre produits nationaux et produits importés ». Toute différenciation fiscale qui altère cette neutralité en favorisant une production locale est, par principe, suspecte.
La décision constitue un arrêt de principe qui a durablement façonné le droit du marché intérieur. Elle confirme que l’autonomie fiscale des États membres s’arrête là où commence la discrimination, même indirecte, des produits des autres États membres. De plus, la Cour écarte l’argument selon lequel l’application de l’article 95 devrait être subordonnée à l’harmonisation des législations fiscales prévue à l’article 99. Elle précise que l’article 95 établit une « exigence fondamentale » et immédiate. Cette solution a renforcé l’effet direct de l’article 95 et a permis aux justiciables et aux institutions de l’invoquer efficacement pour démanteler les obstacles fiscaux aux échanges, bien avant que le long processus d’harmonisation n’aboutisse. La portée de cet arrêt est donc considérable, car il a fait de la non-discrimination fiscale un pilier essentiel et immédiatement opérant de la libre circulation des marchandises.