Par un arrêt du 13 février 1997, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’octroi d’un complément de prestations familiales aux travailleurs migrants titulaires de pensions. En l’espèce, des ressortissants d’États membres ayant travaillé dans un État membre d’emploi y avaient cotisé à l’assurance pension. Après être retournés dans leur État membre de résidence, ils obtinrent une pension de l’État d’emploi. Ce droit à pension ne leur fut toutefois ouvert que grâce à l’application des règles de totalisation des périodes d’assurance prévues par le règlement communautaire n° 1408/71, les périodes accomplies dans le seul État d’emploi étant insuffisantes. Estimant que les prestations familiales servies par leur État de résidence étaient inférieures à celles prévues par la législation de l’État d’emploi, ces titulaires de pensions ont sollicité de ce dernier le versement d’un complément différentiel.
Face au refus de l’institution compétente de l’État d’emploi, un recours fut porté devant une juridiction nationale, le Sozialgericht Nürnberg. Cette dernière, constatant l’opposition entre l’argumentation des requérants, fondée sur une jurisprudence antérieure de la Cour protégeant les travailleurs migrants contre la perte d’avantages sociaux, et celle de l’institution, qui exigeait un droit à pension acquis sous la seule législation nationale, a saisi la Cour de justice à titre préjudiciel. La question posée à la Cour était de savoir si le droit à un complément différentiel de prestations familiales, versé par l’État débiteur d’une pension, est ouvert lorsque le droit à cette pension n’a pas été acquis en vertu de la seule législation de cet État, mais par l’effet de la totalisation des périodes d’assurance prévue par le droit communautaire.
À cette question, la Cour de justice répond par la négative, considérant que le droit à un complément de prestations familiales présuppose un droit aux pensions acquis en vertu de la seule législation nationale d’un État membre. Elle énonce que « l’institution compétente d’un État membre n’est pas tenue d’accorder aux titulaires de pensions ou de rentes ou aux orphelins résidant dans un autre État membre un complément de prestations familiales […] lorsque le droit à la pension ou à la rente, ou le droit de l’orphelin, n’est pas acquis exclusivement au titre des périodes d’assurance accomplies dans cet État ». La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation stricte des conditions d’octroi du complément différentiel (I), laquelle conduit à en limiter la portée pour les travailleurs ayant exercé leur droit à la libre circulation (II).
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I. La consécration d’une condition stricte pour l’octroi du complément différentiel
La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse rigoureuse de sa jurisprudence antérieure relative aux compléments de prestations (A), ce qui la conduit à affirmer la nécessité d’un droit à pension préexistant, né de la seule législation nationale (B).
A. Le rappel du fondement de la jurisprudence antérieure
La Cour commence par rappeler la logique qui sous-tend sa jurisprudence autorisant, par exception, le versement d’un complément de prestations familiales. Les règles de coordination du règlement n° 1408/71 désignent en principe la législation de l’État de résidence du pensionné comme seule applicable pour le service de ces prestations. Cependant, la Cour a jugé que cette règle ne devait pas conduire à la perte d’avantages de sécurité sociale pour le travailleur ayant exercé son droit à la libre circulation. Elle a ainsi jugé qu’un tel mécanisme « ne fait pas disparaître le droit à des prestations familiales plus élevées précédemment ouvert à charge d’un autre État membre ».
Ce principe vise à garantir que les dispositions du droit communautaire n’aient pas pour effet de réduire les droits auxquels un travailleur pourrait prétendre en vertu de la législation d’un seul État membre. L’objectif est de neutraliser les effets négatifs que l’application des règles de coordination pourrait avoir sur des droits déjà consolidés au regard d’un ordre juridique national. Le complément différentiel est donc une mesure corrective, destinée à préserver un droit préexistant et plus favorable, et non à créer un avantage nouveau.
B. L’exigence d’un droit acquis en vertu de la seule législation nationale
C’est sur la base de ce rappel que la Cour opère une distinction déterminante. Elle observe que, dans le cas des requérants, le droit à la pension de l’État d’emploi n’existait pas en vertu de la seule législation de cet État. Ce droit est né uniquement de l’application du mécanisme de totalisation des périodes d’assurance prévu par le règlement communautaire. En l’absence de ce règlement, les intéressés n’auraient eu droit à aucune pension de la part de l’État d’emploi, et donc à aucune prestation familiale afférente.
Dès lors, la logique protectrice de la jurisprudence antérieure ne trouve pas à s’appliquer. En désignant l’État de résidence comme compétent pour verser les prestations familiales, le règlement ne prive pas les requérants d’un droit acquis en vertu de la seule législation de l’État d’emploi, puisque ce droit n’a jamais existé de manière autonome. La Cour souligne que « dans cette situation, l’application des articles 77 et 78 ne prive pas les intéressés des prestations accordées en vertu de la seule législation d’un autre État membre ». L’exception du complément différentiel ne peut donc être étendue à des situations où le droit principal lui-même est une création des règles de coordination.
II. La portée limitée de la protection des avantages sociaux du travailleur migrant
Cette interprétation stricte a pour conséquence de définir de manière restrictive la protection accordée au travailleur migrant (A), en établissant une distinction nette entre les droits simplement coordonnés et ceux créés par la coordination (B).
A. L’interprétation restrictive des finalités de la libre circulation
Les requérants et certaines parties intervenantes soutenaient qu’une interprétation large des objectifs des articles 48 et 51 du traité CE (devenus 45 et 48 TFUE) commanderait d’éviter toute situation où un travailleur serait dissuadé d’exercer sa liberté de circulation. De leur point de vue, le risque de percevoir des prestations familiales moins élevées dans un autre État membre constituait un tel obstacle. La Cour écarte implicitement cette approche extensive.
Sa décision confirme que le but des règlements de coordination n’est pas de garantir au travailleur migrant le régime de sécurité sociale le plus avantageux possible, en agrégeant les aspects les plus favorables de chaque législation nationale. L’objectif est plutôt d’assurer que l’exercice de la libre circulation ne se traduise pas par la perte d’avantages de sécurité sociale « que leur assure, en tout état de cause, la seule législation d’un État membre ». La protection est donc tournée vers le passé, vers la préservation de droits acquis, et non vers le futur, par la garantie d’un statut social optimal.
B. La distinction entre droits exportables et droits créés par coordination
La portée de l’arrêt est de clarifier une hiérarchie entre deux types de droits en matière de sécurité sociale des travailleurs migrants. D’une part, il y a les droits nés sous une seule législation nationale, qui sont suffisamment robustes pour que le droit communautaire en garantisse le maintien, même de manière différentielle, en cas de mobilité. D’autre part, il y a les droits qui n’existent que par la grâce des mécanismes de coordination, comme la totalisation. Pour ces derniers, le règlement qui les crée en définit également exhaustivement les modalités d’exercice.
En liant le droit au complément différentiel à un droit à pension « national », la Cour établit une frontière claire. Le règlement de coordination ne peut à la fois être la source d’un droit et la source d’une exception à ses propres règles de conflit de lois. Cette solution, bien que rigoureuse, apporte une sécurité juridique en définissant précisément le champ d’application de la jurisprudence sur le complément de prestations. Elle confirme que les mécanismes de coordination visent à faciliter la mobilité, et non à harmoniser les niveaux de protection sociale au profit du travailleur.