Arrêt de la Cour du 27 mars 1980. – Amministrazione delle Finanze contre Srl Meridionale Industria Salumi, Fratelli Vasanelli et Fratelli Ultrocchi. – Demandes de décision préjudicielle: Corte suprema di Cassazione – Italie. – L’effet dans le temps des arrêts préjudiciels. – Affaires jointes 66, 127 et 128/79.

Par trois ordonnances du 11 janvier 1979, la Corte suprema di cassazione italienne a saisi la Cour de justice, sur le fondement de l’article 177 du traité CEE, de plusieurs questions préjudicielles relatives à la portée dans le temps de ses arrêts d’interprétation.

En l’espèce, des opérateurs économiques italiens avaient importé des marchandises en 1968 et s’étaient acquittés de prélèvements agricoles. Le montant de ces prélèvements avait été calculé par l’administration douanière nationale selon une méthode favorable à l’importateur, mais qui fut ultérieurement jugée non conforme au droit communautaire par un arrêt de la Cour de justice du 15 juin 1976. L’administration italienne a alors réclamé aux opérateurs un supplément de prélèvements. Un décret national postérieur à l’arrêt de 1976 est venu limiter dans le temps les effets de cette nouvelle interprétation, en ne permettant le recouvrement des sommes supplémentaires que pour les opérations réalisées après le 11 septembre 1976. Un litige est né de cette situation, amenant la juridiction suprême italienne à interroger la Cour.

Il était ainsi demandé à la Cour de justice de déterminer si une interprétation d’une règle de droit communautaire, fournie dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, s’applique à des rapports juridiques nés et constitués antérieurement à l’arrêt qui la consacre. La question se posait également de savoir si le droit national pouvait aménager, voire limiter, la mise en œuvre des droits et obligations découlant d’une telle interprétation, notamment en ce qui concerne le pouvoir de l’administration de recouvrer des taxes communautaires indûment non perçues.

La Cour de justice répond que l’interprétation d’une règle communautaire précise sa signification telle qu’elle aurait dû être comprise et appliquée dès sa mise en vigueur, et qu’elle doit donc être appliquée par le juge national même à des rapports juridiques antérieurs à l’arrêt d’interprétation. Elle ajoute que seule la Cour elle-même peut, à titre exceptionnel, limiter la portée dans le temps de ses propres arrêts. Concernant la seconde question, elle juge qu’une réglementation nationale ne saurait limiter les pouvoirs de l’administration pour la perception des taxes communautaires par rapport à ceux dont elle dispose pour les taxes nationales de même type.

L’arrêt conduit ainsi à s’interroger sur l’effet dans le temps des arrêts d’interprétation, qui consacre un principe de rétroactivité de principe (I), dont la mise en œuvre est cependant encadrée par le droit de l’Union (II).

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I. La consécration du caractère déclaratif de l’interprétation préjudicielle

La Cour de justice affirme avec force le principe selon lequel ses arrêts d’interprétation ont un effet rétroactif (A), tout en se réservant le monopole d’aménager exceptionnellement cet effet (B).

A. Le principe d’une application de l’interprétation aux situations passées

La Cour énonce clairement que « L ‘ interpretation que , dans L ‘ exercice de la competence que lui confere L ‘ article 177 , la cour de justice donne D ‘ une regle du droit communautaire , eclaire et precise , lorsque besoin en est , la signification et la portee de cette regle telle qu ‘ elle doit ou aurait du etre comprise et appliquee depuis le moment de sa mise en vigueur ». Par cette formule, elle confère à ses arrêts d’interprétation une nature déclarative et non constitutive. L’arrêt préjudiciel ne crée pas le droit ; il en révèle le sens véritable, celui qui était le sien depuis l’origine.

La conséquence logique de cette nature déclarative est que la règle telle qu’interprétée s’applique non seulement pour l’avenir, mais également aux situations juridiques nées avant l’intervention de l’arrêt. Il en résulte que « la regle ainsi interpretee peut et doit etre appliquee par le juge meme a des rapports juridiques nes et constitues avant L ‘ arret statuant sur la demande D ‘ interpretation ». Cette solution garantit l’application uniforme du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres et dans le temps, évitant qu’une même règle ait eu des significations différentes selon les périodes. Le juge national est donc tenu d’écarter toute pratique administrative ou disposition nationale contraire à la règle communautaire, telle qu’elle est désormais explicitée, y compris pour des faits antérieurs.

B. L’exception d’une limitation de l’effet dans le temps par le seul juge de l’Union

Consciente des conséquences pratiques que peut engendrer une application rétroactive de ses décisions, la Cour reconnaît la possibilité de limiter leurs effets dans le temps. Elle admet qu’« a titre exceptionnel », elle pourrait, « par application D ‘ un principe general de securite juridique inherent a L ‘ ordre juridique communautaire », être amenée à moduler la portée temporelle d’un arrêt. Cette modulation vise à tenir compte « des troubles graves que son arret pourrait entrainer pour le passe dans les relations juridiques etablies de bonne foi ».

Toutefois, la Cour précise immédiatement que cette faculté est une prérogative exclusive. Une telle limitation « ne saurait toutefois etre admise que dans L ‘ arret meme qui statue sur L ‘ interpretation sollicitee ». Ce faisant, elle s’octroie un monopole en la matière, interdisant aux juridictions nationales ou aux législateurs des États membres de restreindre unilatéralement les effets d’une interprétation qu’elle a fournie. Cette solution est fondamentale car elle préserve la primauté et l’uniformité du droit de l’Union, en empêchant que sa portée ne soit fragmentée au gré des interventions nationales. Elle assure ainsi que seule la Cour, gardienne de l’ordre juridique de l’Union, puisse arbitrer entre l’exigence d’application immédiate et uniforme de la règle et le principe de sécurité juridique.

Une fois affirmé le principe de l’application rétroactive de l’interprétation, se pose la question des modalités procédurales de sa mise en œuvre par les autorités nationales.

II. L’encadrement de l’autonomie procédurale nationale pour le recouvrement des créances communautaires

La Cour rappelle que la mise en œuvre du droit de l’Union relève en principe de l’autonomie procédurale des États membres (A), mais elle soumet cette autonomie à des limites strictes pour garantir l’effectivité des règles de l’Union (B).

A. Le principe de l’autonomie procédurale des États membres

En l’absence de réglementation communautaire harmonisant les procédures de recouvrement des créances de l’Union, la Cour reconnaît qu’il appartient à l’ordre juridique de chaque État membre de définir ces modalités. Elle juge ainsi qu’il appartient à « L ‘ ordre juridique interne de chaque etat membre … de determiner les modalites et conditions de perception des charges financieres communautaires en general et des prelevements agricoles en particulier ». Cette solution, connue sous le nom de principe de l’autonomie procédurale, renvoie aux droits nationaux le soin de désigner les autorités compétentes et de fixer les règles applicables aux litiges relatifs à la perception des ressources propres de l’Union.

Ce principe découle directement de l’article 6 de la décision du 21 avril 1970, qui prévoit que les ressources propres « sont percues par les etats membres conformement aux dispositions legislatives , reglementaires et administratives nationales ». Le système repose donc sur une collaboration entre les institutions de l’Union, qui établissent les règles de fond, et les administrations nationales, qui en assurent l’exécution concrète. Cette approche pragmatique permet de s’appuyer sur les structures administratives et judiciaires existantes dans chaque État membre sans nécessiter la création d’un appareil administratif communautaire complet pour la collecte des taxes.

B. Les limites des principes d’équivalence et d’effectivité

L’autonomie procédurale nationale n’est cependant pas absolue. La Cour de justice y apporte deux limites fondamentales qui visent à garantir la bonne application du droit de l’Union. D’une part, le renvoi aux législations nationales est soumis à la condition que « L ‘ application de la legislation nationale doit se faire de facon non discriminatoire par rapport aux procedures visant a trancher des litiges du meme type , mais purement nationaux ». C’est le principe d’équivalence, qui interdit qu’un État membre applique des règles de procédure moins favorables pour le recouvrement des créances de l’Union que pour celui de ses propres créances.

D’autre part, la Cour précise que « les modalites de procedure ne peuvent aboutir a rendre pratiquement impossible L ‘ exercice des droits conferes par le droit communautaire ». C’est le principe d’effectivité, qui s’oppose à toute règle nationale qui, en pratique, empêcherait ou rendrait excessivement difficile la mise en œuvre des obligations découlant du droit de l’Union. En conséquence, une réglementation nationale qui limiterait les pouvoirs de l’administration pour assurer la perception des taxes communautaires, par comparaison avec ceux dont elle dispose pour les taxes nationales, serait contraire au droit de l’Union. Le droit à la récupération des sommes dues à l’Union doit pouvoir être exercé dans des conditions qui ne le privent pas de sa substance.

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