Arrêt de la Cour du 27 septembre 1988. – A. Ahlström Osakeyhtiö et autres contre Commission des Communautés européennes. – Pratiques concertées entre entreprises établies dans des pays tiers portant sur les prix de vente à des acheteurs établis dans la Communauté. – Affaires jointes 89, 104, 114, 116, 117 et 125 à 129/85.

Par un arrêt rendu sur des recours introduits en 1985, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur l’application extraterritoriale du droit communautaire de la concurrence. En l’espèce, plusieurs producteurs de pâte de bois, dont les sièges sociaux sont établis en dehors de la Communauté, ont fait l’objet d’une décision de la Commission constatant une infraction à l’article 85 du traité CEE. Cette infraction consistait en une concertation sur les prix de vente de leurs produits à des clients situés à l’intérieur du marché commun. La Commission leur a ainsi infligé des amendes, justifiant sa compétence par le fait que les effets de cette entente étaient « non seulement substantiels, mais encore intentionnels » au sein de la Communauté.

Saisie de recours en annulation contre cette décision, la Cour de justice a été amenée à examiner en priorité les moyens relatifs à la compétence de la Communauté. Les entreprises requérantes soutenaient que l’article 85 du traité ne pouvait leur être appliqué, dès lors que l’entente avait été formée en dehors du territoire communautaire. Elles arguaient également que l’application des règles de concurrence communautaires à leur égard serait contraire aux principes de droit international public, tels que la non-intervention et la courtoisie internationale. Enfin, certaines entreprises invoquaient l’application exclusive des règles de concurrence prévues par un accord de libre-échange conclu entre la Communauté et leur pays d’établissement. La question de droit qui se posait à la Cour était donc de savoir si le droit de la concurrence communautaire pouvait s’appliquer à des entreprises établies hors de son territoire, au seul motif que leur concertation, bien que conclue à l’étranger, produisait des effets anticoncurrentiels dans le marché commun. Plus précisément, il s’agissait de déterminer si le lieu de la mise en œuvre d’une entente, plutôt que le lieu de sa conclusion, pouvait fonder la compétence de la Communauté.

La Cour de justice répond par l’affirmative, mais en se fondant sur un raisonnement distinct de celui de la Commission. Elle juge que l’élément déterminant pour l’application de l’article 85 n’est pas le lieu où l’entente est conclue, mais celui où elle est mise en œuvre. En vendant leurs produits à des prix coordonnés à des acheteurs au sein de la Communauté, les producteurs ont mis en œuvre leur entente à l’intérieur du marché commun. Cette localisation du comportement anticoncurrentiel sur le territoire communautaire suffit à fonder la compétence de la Communauté, conformément au principe de territorialité reconnu en droit international public. La Cour rejette par conséquent les arguments des requérants et valide la compétence de la Commission sur ce point. Cette solution, qui ancre la compétence communautaire dans le principe de territorialité, mérite d’être examinée tant dans le critère qu’elle retient (I) que dans sa confrontation avec les normes de droit international (II).

I. L’affirmation du critère de la mise en œuvre comme fondement de la compétence communautaire

La Cour de justice, pour établir la compétence de la Communauté, a soigneusement choisi de ne pas s’appuyer sur la théorie des effets économiques, lui préférant un critère plus classique et moins controversé. Cette approche lui permet d’asseoir sa solution sur le principe de territorialité, assurant ainsi une protection efficace du marché intérieur.

A. L’abandon de la doctrine des effets au profit du lieu d’exécution de l’entente

La Cour opère une distinction fondamentale entre le lieu de formation de l’entente et son lieu d’exécution. Elle considère que « faire dépendre l’applicabilité des interdictions édictées par le droit de la concurrence du lieu de la formation de l’entente aboutirait à l’évidence à fournir aux entreprises un moyen facile de se soustraire auxdites interdictions ». En se concentrant sur la mise en œuvre, la Cour relève que la concertation s’est matérialisée par des ventes à des prix coordonnés auprès de clients établis dans la Communauté. C’est donc bien à l’intérieur du marché commun que le comportement restrictif de concurrence a été réalisé.

Ce faisant, la Cour évite de se prononcer explicitement sur la validité de la « théorie des effets », sur laquelle la Commission avait pourtant fondé sa propre compétence. Cette théorie, d’origine américaine, postule qu’un État est compétent pour sanctionner des comportements ayant eu lieu à l’étranger dès lors qu’ils produisent des effets substantiels, directs et prévisibles sur son territoire. En choisissant plutôt de localiser le comportement lui-même à l’intérieur de ses frontières, la Cour s’ancre dans une conception plus traditionnelle du principe de territorialité, selon lequel un État est compétent pour régir les actes commis sur son territoire. Le critère déterminant est donc le lieu où l’entente est mise en œuvre.

B. La consécration d’une solution pragmatique et protectrice du marché intérieur

Le choix du critère de la mise en œuvre répond à un objectif pragmatique de protection efficace du marché intérieur contre les distorsions de concurrence, quelle que soit leur origine géographique. En effet, conditionner la compétence de la Communauté à la présence d’une filiale ou d’un établissement sur le territoire aurait offert une faille aux entreprises étrangères souhaitant s’affranchir des règles communautaires. La Cour souligne d’ailleurs qu’il « importe peu que les producteurs aient fait appel ou non à des filiales, agents, sous-agents ou succursales établis dans la Communauté ».

Cette solution permet de garantir que toutes les entreprises qui opèrent sur le marché commun sont soumises aux mêmes règles, assurant ainsi une concurrence non faussée. Elle affirme l’autonomie de l’ordre juridique communautaire et sa capacité à préserver ses objectifs fondamentaux. En rattachant l’infraction au territoire de la Communauté par le biais de son exécution, la Cour adopte une position à la fois ferme sur le principe et respectueuse des concepts établis du droit international, ce qui lui permet de rejeter plus aisément les autres arguments des requérants.

II. Le rejet des arguments tirés du droit international public et des accords spécifiques

Après avoir solidement établi le fondement de sa compétence sur le principe de territorialité, la Cour de justice écarte méthodiquement les arguments des requérants qui tentaient de paralyser l’action de la Commission en invoquant des normes externes au droit communautaire.

A. L’inopposabilité des principes de non-intervention et de courtoisie internationale

Les entreprises requérantes soutenaient que l’application du droit communautaire de la concurrence portait atteinte à la souveraineté d’États tiers et violait le principe de non-intervention. Elles invoquaient notamment l’existence d’une loi américaine qui exemptait les cartels à l’exportation des lois antitrust de ce pays. La Cour rejette cet argument en constatant l’absence d’un véritable conflit de normes. Elle relève que la loi en question « se borne à exempter de l’application des lois antitrusts américaines la conclusion de cartels d’exportation, sans imposer la conclusion de tels accords ». Dès lors, il n’existe aucune contradiction entre le comportement prescrit par les États-Unis, qui est neutre, et celui prohibé par la Communauté.

Quant à l’argument fondé sur la courtoisie internationale (*comitas gentium*), la Cour le balaie rapidement. Elle estime que cet argument « revient à mettre en cause la compétence de la Communauté pour appliquer ses règles de concurrence à des comportements comme ceux qui ont été constatés en l’espèce ». Ayant déjà établi que cette compétence est fondée sur le principe de territorialité, universellement reconnu, l’invocation d’une notion aussi vague que la courtoisie internationale ne saurait suffire à la remettre en cause. La protection de l’ordre public concurrentiel du marché intérieur prime sur de simples considérations de déférence internationale.

B. La primauté du droit communautaire de la concurrence sur les accords de libre-échange

Certains requérants, établis en Finlande, avançaient que seules les règles de concurrence de l’accord de libre-échange conclu entre la Communauté et leur pays étaient applicables, à l’exclusion de l’article 85 du traité. Cet accord prévoyait une procédure de consultation au sein d’un comité mixte en cas de pratiques anticoncurrentielles affectant les échanges entre les deux parties. La Cour rejette également ce moyen en soulignant que l’accord de libre-échange « n’exclut donc pas l’application » de l’article 85. Au contraire, les dispositions de cet accord présupposent que chaque partie contractante dispose de son propre arsenal juridique pour sanctionner les ententes.

De plus, la Cour observe que l’entente en cause n’affectait pas uniquement les échanges entre la Communauté et la Finlande. Elle impliquait des entreprises de plusieurs autres pays et restreignait la concurrence à l’échelle du marché commun dans son ensemble. Dans une telle situation, la procédure de consultation bilatérale prévue par l’accord de libre-échange n’aurait pas été une voie appropriée pour mettre fin à une infraction d’une telle ampleur. Le droit communautaire originaire conserve donc sa pleine vocation à s’appliquer pour préserver la structure concurrentielle du marché intérieur.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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