Par un arrêt du 27 septembre 2001, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur l’articulation entre le droit d’établissement conféré par un accord d’association et les prérogatives des États membres en matière de contrôle de l’immigration. En l’espèce, deux ressortissants polonais étaient entrés sur le territoire d’un État membre en déclarant faussement une intention touristique. Ils y étaient demeurés après l’expiration de leur autorisation de séjour, se trouvant ainsi en situation irrégulière. Plusieurs années après leur entrée, et alors que l’un d’eux avait débuté une activité de travailleur indépendant, ils ont sollicité une autorisation de séjour au titre du droit d’établissement prévu par l’accord d’association entre les Communautés et la Pologne. Cette demande a été rejetée par les autorités nationales au motif de leur situation de séjour illégale, résultant de leurs fausses déclarations initiales et du non-respect de la durée de séjour autorisée. Saisie d’un recours contre cette décision de refus, la juridiction nationale a adressé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait pour la Cour de déterminer si un ressortissant d’un pays tiers peut se prévaloir du droit d’établissement garanti par un accord d’association alors même que sa présence sur le territoire de l’État membre est irrégulière. Plus précisément, la question se posait de savoir si la fraude à la législation sur l’immigration et le séjour illégal qui en découle peuvent justifier le rejet d’une demande d’établissement. La Cour de justice a jugé que l’article 44, paragraphe 3, de l’accord d’association est d’effet direct et confère aux ressortissants polonais un droit d’établissement impliquant un droit d’admission et de séjour. Elle a toutefois précisé que ce droit n’est pas absolu et que les États membres conservent la faculté d’appliquer leurs réglementations nationales en matière d’admission et de séjour, en vertu de l’article 58, paragraphe 1, du même accord. Ainsi, les autorités nationales peuvent légitimement mettre en place un système de contrôle préalable et rejeter une demande d’établissement fondée sur le séjour illégal du demandeur, à condition que cette mesure ne le prive pas de la possibilité de présenter une nouvelle demande en bonne et due forme et respecte ses droits fondamentaux.
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L’arrêt commenté clarifie la portée du droit d’établissement dans le cadre d’un accord d’association, en consacrant un droit d’effet direct tout en le soumettant aux prérogatives régaliennes des États membres. Cette solution articule l’objectif d’intégration économique de l’accord avec le maintien de l’ordre public national. La Cour reconnaît d’abord l’invocabilité directe de la disposition relative à l’établissement (I), avant d’en préciser les limites substantielles face aux législations nationales sur l’immigration (II).
I. La consécration d’un droit d’établissement d’effet direct tempéré par les prérogatives nationales
La Cour de justice affirme avec force la primauté du droit d’établissement en lui reconnaissant un effet direct, mais elle tempère immédiatement cette affirmation en la confrontant aux compétences des États membres en matière de contrôle des étrangers. Il en résulte une construction juridique où le droit individuel est reconnu (A) mais sa mise en œuvre demeure subordonnée aux contrôles migratoires nationaux (B).
A. La reconnaissance de l’effet direct du droit d’établissement
La Cour juge que l’article 44, paragraphe 3, de l’accord d’association établit, « dans des termes clairs, précis et inconditionnels », une interdiction de discrimination en matière d’établissement. Elle en déduit que cette disposition est suffisamment opérationnelle pour être appliquée par un juge national sans nécessiter l’intervention d’un acte complémentaire. Cette solution confirme qu’un particulier peut invoquer cette norme pour écarter une législation nationale discriminatoire. En qualifiant la règle de « principe précis et inconditionnel », la Cour ancre solidement le droit d’établissement dans l’ordre juridique des États membres, le rendant directement créateur de droits pour les ressortissants polonais.
Cette reconnaissance n’est pas amoindrie par l’objet spécifique de l’accord d’association, qui vise une intégration progressive et non la création d’un marché intérieur. La Cour écarte ainsi l’argument selon lequel la nature de l’accord ferait obstacle à l’effet direct de ses dispositions. L’article 58, paragraphe 1, de l’accord, qui réserve la compétence des États en matière d’admission et de séjour, n’est pas non plus interprété comme une condition suspendant les effets du droit d’établissement. Il s’agit d’une simple clause de sauvegarde dont la portée doit être précisée, mais qui ne saurait paralyser l’applicabilité directe de l’article 44.
B. La subordination du droit d’établissement aux contrôles migratoires nationaux
Si le droit d’établissement implique nécessairement, comme corollaires, un droit d’admission et un droit de séjour, la Cour refuse de transposer purement et simplement la jurisprudence développée pour les citoyens de l’Union. Elle souligne que « l’interprétation de l’article 52 du traité CE […] ne peut pas être étendue à l’article 44, paragraphe 3, de l’accord d’association ». La différence d’objectif entre le Traité CE, visant un marché intérieur, et l’accord d’association, visant une simple association, justifie une interprétation plus restrictive des droits conférés. Par conséquent, les droits d’admission et de séjour ne sont pas des prérogatives absolues.
L’article 58, paragraphe 1, de l’accord d’association prend alors toute son importance. Il autorise les États membres à appliquer leurs lois et réglementations nationales relatives à l’admission et au séjour. Cette compétence n’est toutefois pas discrétionnaire, car elle est encadrée par une condition : les mesures nationales ne doivent pas avoir pour effet de « réduire à néant ou compromettre les avantages » découlant de l’accord. La Cour établit ainsi un équilibre délicat : le droit d’établissement existe et est invocable, mais son exercice peut être légitimement encadré, voire limité, par des procédures nationales de contrôle.
Après avoir posé le principe d’un droit d’établissement invocable mais non absolu, la Cour examine les conséquences concrètes de cette articulation, notamment face à un comportement frauduleux. L’analyse de la sanction du séjour irrégulier révèle une volonté de préserver l’intégrité des systèmes migratoires nationaux.
II. La sanction du séjour irrégulier comme obstacle légitime au droit d’établissement
La Cour de justice valide la démarche de l’État membre d’accueil en admettant que le séjour irrégulier, surtout lorsqu’il résulte d’une tromperie, constitue un motif de refus légitime. Elle approuve ainsi les systèmes de contrôle préalable (A) et légitime le rejet d’une demande fondée sur une situation illégale préexistante (B), tout en posant des garde-fous pour l’avenir.
A. La validation des contrôles préalables substantiels et procéduraux
La Cour juge qu’un système national de contrôle préalable, qui subordonne la délivrance d’une autorisation de séjour à des conditions de fond, est compatible avec l’accord d’association. De telles exigences, comme celles visant à vérifier que le demandeur « a véritablement l’intention de commencer une activité de travailleur indépendant », dispose de ressources suffisantes et a des chances raisonnables de réussir, poursuivent un objectif légitime. Elles permettent de s’assurer que le droit d’établissement n’est pas détourné de sa finalité, notamment pour accéder déguisement au marché du travail salarié, ce qui est exclu par l’accord.
Cette approche pragmatique confère aux autorités nationales une marge d’appréciation significative pour évaluer la viabilité et l’authenticité d’un projet d’établissement. En validant ces contrôles, la Cour reconnaît que le droit d’établissement ne saurait être exercé dans un vide juridique. L’État d’accueil est en droit de s’assurer que les bénéficiaires de l’accord respectent non seulement la lettre mais aussi l’esprit de la disposition, qui est de favoriser l’exercice d’une activité indépendante réelle et non de contourner les règles migratoires générales.
B. Le refus légitime fondé sur la fraude et l’illégalité du séjour
Le cœur de la décision réside dans l’approbation du refus opposé aux demandeurs en raison de leur situation. La Cour estime qu’un État membre peut rejeter une demande d’établissement « au seul motif que, lors de la présentation de cette demande, le ressortissant polonais séjournait illégalement sur le territoire de cet État ». Elle justifie cette position par la nécessité de ne pas valider des situations issues d’une fraude ou d’une violation délibérée de la loi. Permettre à un individu de régulariser sa situation après avoir trompé les autorités et séjourné illégalement risquerait, selon la Cour, de priver d’effet utile les dispositions nationales sur l’admission et de créer un appel d’air pour des comportements similaires.
Cette solution constitue un avertissement clair : le bénéfice des droits tirés d’un accord d’association est conditionné à une certaine loyauté dans les démarches administratives. La portée de cette décision est donc considérable, car elle conforte la souveraineté des États membres dans la gestion de leurs flux migratoires face à des droits d’origine internationale. Toutefois, la Cour nuance sa position en précisant que de telles mesures de refus et l’exigence de présenter une nouvelle demande depuis le pays d’origine « ne peuvent en aucun cas avoir pour effet d’empêcher un tel ressortissant d’obtenir ultérieurement un examen de sa situation ». De plus, elle rappelle l’obligation pour l’État membre de respecter les droits fondamentaux du demandeur, tels que le droit à la vie familiale. Ce faisant, la Cour évite de fermer définitivement la porte à l’exercice du droit d’établissement et préserve un équilibre entre l’ordre public et les droits individuels.