En date du 25 octobre 1983, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie d’une demande de décision à titre préjudiciel par le président du tribunal de commerce de Bruxelles, a rendu un arrêt portant sur l’interprétation des articles 85 et 86 du traité CEE en matière de distribution de la presse.
Les faits de l’espèce concernent une entreprise exploitant une librairie qui s’est vu refuser la fourniture de journaux et de périodiques par une agence de distribution. Cette agence assurait la quasi-totalité de la distribution de la presse étrangère et une part très importante de la presse nationale sur le territoire d’un État membre. L’accès au réseau de distribution était subordonné à un système d’agréation sélective, initialement régi par un accord collectif jugé illicite par les juridictions nationales, puis par un règlement interne de l’agence que les éditeurs s’engageaient individuellement à respecter.
L’entreprise évincée a assigné l’agence de distribution devant le tribunal de commerce afin de faire cesser le refus de vente. La juridiction nationale, constatant que le système de distribution reposait sur des critères non seulement qualitatifs mais aussi quantitatifs, et qu’il était appliqué de manière discriminatoire au profit d’entreprises liées à l’agence, a sursis à statuer. Elle a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles visant à déterminer la compatibilité d’un tel système, incluant des clauses de prix imposés, avec les règles de concurrence du traité.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer dans quelles conditions un système de distribution sélective de produits de la presse, mis en œuvre par une entreprise en position de quasi-monopole sur le marché de la distribution et incluant des critères de sélection quantitatifs, une application discriminatoire de ces critères ainsi que l’imposition des prix de revente, est compatible avec l’article 85 et l’article 86 du traité CEE.
La Cour répond que l’article 85, paragraphe 1, s’applique à un ensemble d’accords entre une agence de distribution et la majorité des éditeurs si celui-ci a pour résultat de laisser l’agréation des points de vente à l’appréciation de cette agence. Elle juge qu’un système de distribution sélective est interdit par cette même disposition s’il recourt à des critères quantitatifs ou s’il est appliqué de manière discriminatoire. De même, l’exigence du respect de prix imposés rend le système incompatible avec l’article 85, paragraphe 1. La Cour précise toutefois que la Commission peut examiner si de tels éléments peuvent être justifiés dans le cadre d’une demande d’exemption au titre de l’article 85, paragraphe 3.
L’analyse de la Cour permet d’abord de préciser les conditions dans lesquelles un réseau de distribution sélective peut être qualifié d’entente illicite (I), avant de se pencher sur l’appréciation des restrictions de concurrence spécifiques à ce système, notamment les critères quantitatifs et les prix imposés (II).
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I. La qualification d’entente illicite du système de distribution sélective
La Cour identifie deux éléments principaux qui permettent de caractériser l’existence d’une entente contraire à l’article 85 du traité. Elle retient d’une part la persistance des effets d’un accord au-delà de sa disparition formelle (A) et d’autre part le caractère discriminatoire de son application (B).
A. La continuité des effets d’une entente au-delà de sa cessation formelle
La Cour de justice rappelle avec force que l’applicabilité de l’article 85 du traité ne dépend pas de la forme juridique des accords mais de leurs effets économiques. En l’espèce, un premier accord collectif d’agréation avait été jugé illégal. Il fut remplacé par un système où chaque éditeur adhérait individuellement au règlement de l’agence de distribution. La Cour considère que cette modification formelle est sans incidence si le résultat concret, à savoir une pratique coordonnée en matière d’agréation des détaillants, demeure identique. Elle juge que l’article 85 reste applicable.
Elle affirme ainsi que, « dans un cas d’ententes qui ont cessé d’être en vigueur, il suffit, pour que l’article 85 soit applicable, qu’elles poursuivent leurs effets au-delà de leur cessation formelle ». Cette position pragmatique empêche les entreprises de se soustraire aux règles de concurrence par de simples aménagements contractuels qui masqueraient la persistance d’une coordination anticoncurrentielle. Le parallélisme de comportement des éditeurs, qui s’en remettent de facto à l’avis de l’agence pour agréer ou refuser un nouveau point de vente, suffit à matérialiser la concertation. La Cour souligne que le régime de concurrence « s’intéresse aux résultats économiques des accords, ou de toute forme comparable de concertation ou de coordination, plutôt qu’à leur forme juridique ».
B. L’application discriminatoire des critères de sélection
Au-delà de l’existence même de l’accord, la Cour examine ses modalités d’application. Elle relève que le système de distribution sélective ne peut être considéré comme conforme à l’article 85, paragraphe 1, que si les critères de choix des revendeurs sont objectifs, qualitatifs, et surtout, appliqués de manière non discriminatoire. Or, l’affaire mettait en lumière le fait que l’agence de distribution, membre d’un groupe ayant des intérêts dans la vente au détail, appliquait ses propres règles de manière plus souple à l’égard des entreprises de ce groupe.
La Cour en déduit logiquement qu’une telle pratique est contraire au traité. Elle énonce qu’un système de distribution sélective « est interdit par l’article 85, paragraphe 1, si l’application des critères régissant le choix des revendeurs s’effectue de façon moins sévère à l’égard des entreprises appartenant à un certain groupe d’entreprises qu’à l’égard d’autres détaillants ». Le traitement préférentiel accordé aux filiales ou entreprises liées constitue une distorsion de concurrence qui vicie le système dans son ensemble, car il ne repose plus sur une sélection objective mais sur un favoritisme qui renforce la position des acteurs déjà dominants et ferme le marché aux concurrents.
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L’arrêt ne se contente pas de qualifier l’entente. Il offre également une analyse détaillée des restrictions de concurrence qui en découlent, tout en ouvrant la voie à une potentielle justification économique de certaines d’entre elles.
II. L’appréciation des restrictions de concurrence inhérentes au système
La Cour se prononce sur deux restrictions majeures : le recours à des critères de sélection quantitatifs (A) et la pratique des prix imposés (B). Pour chacune, elle pose une interdiction de principe tout en réservant la compétence de la Commission pour accorder une exemption.
A. L’interdiction de principe des critères de sélection quantitatifs
La Cour rappelle sa jurisprudence constante, notamment issue de l’arrêt Métro, selon laquelle les systèmes de distribution sélective ne sont conformes à l’article 85, paragraphe 1, que si la sélection s’opère sur la base de critères objectifs de nature qualitative. Les critères quantitatifs, qui visent directement à limiter le nombre de revendeurs, par exemple en fonction de la population ou de la distance entre points de vente, constituent par nature une restriction de la concurrence.
Tout en reconnaissant la spécificité de la distribution de la presse, qui implique des produits à durée de vie très courte et un service de reprise des invendus, la Cour refuse d’admettre par principe la validité de critères quantitatifs. Elle affirme qu’un tel système « est interdit par l’article 85, paragraphe 1, du traité, si le choix des revendeurs est régi par des critères d’ordre quantitatif ». Cependant, elle ne ferme pas complètement la porte à leur utilisation. Elle précise que « la commission peut examiner, dans le cadre d’une demande d’exemption au titre de l’article 85, paragraphe 3, si, dans un cas d’espèce, de tels critères peuvent être justifiés ». Cette solution répartit clairement les compétences : le juge constate l’infraction à l’article 85, paragraphe 1, mais seule la Commission peut apprécier si la restriction contribue à une amélioration de la production ou de la distribution et si elle est indispensable à cette fin.
B. La prohibition de la fixation des prix de revente et son éventuelle justification
La Cour aborde ensuite la question des prix imposés aux détaillants. Elle adopte une position tout aussi claire, en affirmant que « les clauses qui fixent les prix à observer dans des contrats avec des tiers sont en elles-mêmes restrictives de concurrence au sens de l’article 85, paragraphe 1 ». La fixation verticale des prix est une des restrictions les plus caractérisées et est donc en principe interdite.
Néanmoins, ici encore, la Cour fait preuve de pragmatisme en tenant compte des arguments économiques soulevés, notamment par le gouvernement allemand. Ce dernier a souligné que le système de reprise des invendus, essentiel à la survie d’un réseau de distribution large et diversifié, ne pouvait être financé que par une maîtrise des marges, et donc par la fixation du prix de vente final. Sensible à cette analyse, la Cour conclut que si ces arguments sont avérés, ils doivent être pris en considération. Elle précise que s’il est démontré que la fixation du prix de détail « constitue le seul moyen pour supporter la charge économique qui découle de la reprise des invendus » et que cette reprise est elle-même « la seule méthode pour arriver à mettre à la disposition des consommateurs un large assortiment », il appartiendra à la Commission d’en tenir compte lors de son examen au titre de l’article 85, paragraphe 3. La solution est donc identique à celle retenue pour les critères quantitatifs : une interdiction de principe assortie d’une possibilité d’exemption individuelle.