L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes en l’affaire 28/84 apporte un éclairage essentiel sur l’articulation entre la libre circulation des marchandises et l’harmonisation des législations au sein du marché commun. En l’espèce, un État membre avait adopté une réglementation nationale imposant des teneurs minimales en fer et maximales en sodium pour les aliments d’allaitement destinés aux veaux. Cette mesure visait à protéger la santé animale en luttant contre des pratiques d’élevage jugées préjudiciables, telles que la provocation d’une anémie pour obtenir une viande plus blanche ou l’administration excessive de sel pour augmenter artificiellement le poids des animaux. La Commission des Communautés européennes, estimant que cette réglementation constituait une entrave aux échanges non justifiée, a engagé un recours en manquement contre cet État au titre de l’article 169 du traité CEE. L’État membre soutenait que sa législation était justifiée par la protection de la santé animale, une prérogative reconnue par l’article 36 du traité, et que les substances en cause n’étaient pas couvertes par les directives communautaires existantes. La question juridique fondamentale posée à la Cour était donc de déterminer si un État membre peut, pour des motifs de protection de la santé animale, imposer unilatéralement des règles de composition pour des produits lorsque ce secteur fait l’objet d’une harmonisation communautaire approfondie. À cette interrogation, la Cour répond par la négative, en jugeant que les directives relatives à l’alimentation animale constituent un système complet et exhaustif qui exclut le recours par les États membres à des mesures nationales unilatérales et à la dérogation prévue par l’article 36 du traité. Cette décision confirme ainsi la primauté du droit communautaire harmonisé sur les compétences nationales résiduelles et précise les voies de droit offertes aux États pour faire valoir des préoccupations sanitaires.
La solution de la Cour repose sur l’affirmation du caractère exhaustif de l’harmonisation communautaire en matière d’aliments pour animaux (I), ce qui entraîne logiquement l’exclusion de toute mesure nationale unilatérale contrevenant à ce cadre unifié (II).
I. L’affirmation du caractère exhaustif de l’harmonisation communautaire
La Cour fonde son raisonnement sur une analyse systémique des textes en vigueur, établissant d’abord la cohérence du dispositif réglementaire communautaire (A), pour ensuite écarter l’interprétation restrictive de la compétence de la Communauté proposée par l’État défendeur (B).
A. La cohésion du système réglementaire des directives
La Cour souligne que les trois directives en cause, bien qu’échelonnées dans le temps, « forment un systeme coherent ». Elle déduit cet objectif commun de leurs préambules, qui visent à la fois à accroître la productivité agricole et à assurer la qualité de la production animale par l’emploi d’aliments appropriés. Dans ce cadre, la Cour identifie une répartition claire des rôles : les directives 70/524 et 74/63 ont pour objet spécifique de définir et de surveiller les « additifs » et les « substances et produits indesirables », notamment en raison de leur incidence sur la santé. Ces textes prévoient des procédures communautaires pour fixer des normes précises, telles que des seuils ou des interdictions. Ainsi, la Cour établit que le législateur communautaire a entendu régler de manière complète la question des composants susceptibles de présenter un risque. La directive 79/373, quant à elle, complète ce dispositif en harmonisant les règles de commercialisation, de conditionnement et d’étiquetage des aliments composés. L’ensemble constitue donc un système intégré qui encadre la production et la circulation de ces marchandises.
B. Le rejet d’une interprétation restrictive de la compétence communautaire
Face à cet édifice, l’État membre tentait de ménager une sphère de compétence nationale en distinguant les « éléments constitutifs » des aliments, qui relèveraient de la compétence des États, des « additifs » et « substances indesirables », seuls couverts par les directives. La Cour rejette cette distinction, considérant qu’elle « méconnaît également la cohésion systématique des trois directives ». En qualifiant le fer et le sodium de substances relevant du champ d’application des directives « additifs » ou « substances indesirables », elle refuse que l’État membre puisse se soustraire aux procédures qui y sont prévues. De même, la Cour écarte l’invocation de l’article 8 de la directive 79/373, qui autorisait le maintien de certaines dispositions nationales, en relevant que cette clause de sauvegarde ne s’appliquait qu’aux dispositions « en vigueur au moment de l’adoption de la présente directive », et non à des mesures adoptées postérieurement. Par cette analyse, la Cour préserve l’effet utile des directives d’harmonisation et s’oppose à toute tentative de vider la compétence communautaire de sa substance par une lecture fragmentée des textes.
L’établissement du caractère exhaustif de l’harmonisation emporte des conséquences directes sur la marge de manœuvre des États membres, les privant de la faculté d’agir unilatéralement.
II. L’exclusion des mesures nationales unilatérales dans un champ harmonisé
La plénitude de la réglementation communautaire a pour corollaire de rendre inapplicable la dérogation de l’article 36 du traité (A) et d’imposer le recours exclusif aux procédures prévues par le droit communautaire dérivé pour la gestion des risques sanitaires (B).
A. L’inapplicabilité de la dérogation tirée de l’article 36 du traité
La conséquence la plus notable de l’arrêt est l’éviction de l’article 36 du traité comme fondement d’une restriction nationale à la libre circulation. La Cour rappelle sa jurisprudence constante, initiée notamment par l’arrêt du 5 octobre 1977, *Tedeschi*, selon laquelle, dès lors qu’une matière a fait l’objet d’une harmonisation complète au niveau communautaire, les mesures de sauvegarde de la santé doivent être recherchées au sein de cette réglementation harmonisée. En l’espèce, la Cour juge que « les questions de sante publique liees a L ‘ utilisation de substances relevant de ces directives ont ete reglees de maniere exhaustive par celles-ci ». Par conséquent, « un etat membre ne saurait des lors plus invoquer, pour autant, L ‘ exception de L ‘ article 36 ». Cette solution est fondamentale : elle signifie que l’harmonisation ne se contente pas de fixer des règles communes de production ou de commercialisation, mais qu’elle harmonise également la gestion des risques qui y sont associés, privant ainsi les États membres de leur pouvoir d’appréciation unilatéral en la matière.
B. Le caractère obligatoire des procédures communautaires de sauvegarde
Si l’État membre est privé du recours à l’article 36, il n’est pas pour autant démuni face à un danger sanitaire. La Cour prend soin de préciser que les directives elles-mêmes organisent les moyens d’action. Les directives 70/524 et 74/63 prévoient en effet des « mesures D ‘ urgence provisoires » qu’un État peut adopter en cas de péril pour la santé animale ou humaine. Cependant, le recours à ces clauses est strictement encadré : l’État doit communiquer sans délai sa décision, ce qui déclenche une procédure au niveau communautaire visant à évaluer la situation et à adopter, le cas échéant, des mesures pour l’ensemble de la Communauté. En agissant en dehors de ce cadre, l’État membre « porte atteinte a la repartition des competences fixee par les directives en vertu du traite ». Il ne lui est donc pas loisible de substituer sa propre appréciation à celle du législateur communautaire ou de contourner les mécanismes de contrôle prévus pour garantir à la fois un niveau de protection élevé et l’unité du marché.