Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel du National Insurance Commissioner, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé le champ d’application matériel du règlement n° 1408/71 relatif à la sécurité sociale des travailleurs migrants. En l’espèce, un ressortissant avait exercé une activité professionnelle non salariée au Royaume-Uni, cotisant au régime de sécurité sociale des travailleurs indépendants. Il s’était ensuite établi aux Pays-Bas où il avait exercé une activité salariée, devenant ainsi assuré obligatoire au régime néerlandais. Parvenu à l’âge de la retraite, il a bénéficié d’une pension de vieillesse aux Pays-Bas, assortie d’allocations familiales, et d’une pension de vieillesse au Royaume-Uni, liquidée sur la seule base de ses cotisations en tant que travailleur indépendant.
L’intéressé a sollicité auprès de l’institution britannique compétente des majorations de sa pension britannique pour enfants à charge, se prévalant d’une convention bilatérale entre le Royaume-Uni et les Pays-Bas qui écartait la condition de résidence des enfants sur le territoire britannique. L’institution britannique a rejeté sa demande, estimant que le règlement n° 1408/71 se substituait à la convention bilatérale et que, en vertu de son article 77, la législation néerlandaise était seule compétente pour régir l’octroi des prestations familiales. Saisie du litige, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour de justice sur l’interprétation du règlement. Il s’agissait de déterminer si une pension de vieillesse, acquise dans un État membre au titre d’un régime applicable aux seuls travailleurs indépendants et liquidée sans recours aux dispositions du droit communautaire, entrait dans la notion de « pension ou rente de vieillesse » visée à l’article 77 du règlement n° 1408/71.
La Cour de justice a répondu par la négative, considérant que de telles prestations sont exclues du champ d’application matériel de la disposition précitée. Elle juge que « l’expression ‘pension ou rente de vieillesse’ n’inclut pas les prestations de vieillesse accordées, dans un État membre, à une personne qui y a été assurée dans le cadre d’un régime de sécurité sociale applicable aux travailleurs indépendants lorsque ces prestations sont basées sur la seule législation de cet État membre, sans application des dispositions dudit règlement ». L’analyse de la Cour repose sur une dissociation rigoureuse entre le champ d’application personnel et le champ d’application matériel du règlement (I), conduisant à préserver l’application des droits dérivés de régimes nationaux autonomes (II).
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I. La dissociation des champs d’application personnel et matériel du règlement
La Cour adopte une approche en deux temps, reconnaissant d’abord une conception large de la qualité de travailleur au sens du règlement (A), pour ensuite en limiter la portée par une interprétation stricte de son champ d’application matériel (B).
A. L’extension du champ d’application personnel au travailleur migrant
La Cour de justice confirme que la qualité de travailleur, au sens du règlement n° 1408/71, doit s’apprécier au regard de l’ensemble des activités exercées par la personne au sein de la Communauté. Elle énonce clairement qu’« une personne qui a été assurée à titre obligatoire en qualité de travailleur indépendant dans un État membre, mais qui est assurée à titre obligatoire en qualité de travailleur salarié dans un autre État membre, doit être considérée comme un travailleur au sens de l’article 1, littera a, et 2, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71 dans toute la communauté ». Cette approche extensive garantit que le bénéfice du règlement n’est pas refusé à un individu au motif qu’il relève, dans un État membre, d’un régime de travailleurs non-salariés, dès lors que sa situation le rattache par ailleurs à un régime de travailleurs salariés dans un autre État.
Cette interprétation est conforme à l’objectif des articles 48 à 51 du traité CEE, qui visent à assurer la libre circulation des travailleurs en éliminant les obstacles liés à la diversité des régimes de sécurité sociale. En conférant la qualité de travailleur à toute personne assurée comme salariée dans un État membre, la Cour assure une protection large et cohérente à travers l’Union. Cependant, elle précise que cette qualification, si elle est nécessaire pour ouvrir droit au bénéfice du règlement, n’est pas suffisante pour que toutes les prestations perçues par l’intéressé relèvent automatiquement du champ d’application matériel de ce dernier.
B. La limitation du champ d’application matériel aux prestations coordonnées
La Cour opère une distinction fondamentale entre la situation personnelle du requérant et la nature de la prestation en cause. Si l’intéressé est bien un « travailleur » au sens du règlement, la pension britannique pour laquelle les majorations sont demandées découle exclusivement d’un régime national pour travailleurs indépendants. Sa liquidation n’a nécessité aucun recours aux mécanismes de coordination prévus par le règlement, comme la totalisation des périodes d’assurance. La Cour souligne que les règles de coordination « ne visent pas les prestations accordées en vertu des systèmes d’assurance obligatoire applicables aux travailleurs indépendants en tant que tels ».
Dès lors, la pension britannique n’entre pas dans la catégorie des pensions dont l’article 77 organise la charge des prestations familiales. La Cour refuse d’étendre la notion de « pension ou rente de vieillesse » à une prestation purement nationale, qui n’est pas affectée par les règles de coordination du droit communautaire. En agissant ainsi, elle circonscrit l’application du règlement aux seules situations où son intervention est nécessaire pour garantir l’effectivité de la libre circulation, notamment lorsque les droits à une prestation ne peuvent être ouverts que par l’agrégation de périodes accomplies dans plusieurs États membres.
II. La portée d’une interprétation stricte de l’article 77
Cette interprétation restrictive de la notion de pension emporte des conséquences significatives quant à l’articulation des sources du droit. Elle permet de maintenir les droits acquis au titre de régimes nationaux autonomes (A) tout en clarifiant le rôle subsidiaire du droit communautaire en matière de coordination (B).
A. Le maintien des droits acquis au titre de régimes nationaux autonomes
En excluant la pension britannique du champ d’application de l’article 77, la Cour évite qu’une règle de conflit de lois communautaire ne vienne priver une personne d’un droit potentiellement accordé par une législation nationale ou une convention bilatérale. Le règlement n° 1408/71 a pour objet de coordonner les législations, non de les uniformiser, et encore moins de réduire les droits des migrants. Or, une application mécanique de l’article 77 aurait conduit à désigner la législation néerlandaise comme seule compétente, éteignant ainsi toute possibilité de réclamer un droit au titre de la législation britannique.
La solution retenue a pour effet de renvoyer l’appréciation du droit aux majorations de pension au seul droit britannique, y compris les conventions internationales qui y sont intégrées. La Cour rappelle que « les objectifs des articles 48 à 51 du traité ne sont donc d’aucune façon compromis lorsque les droits éventuels à une majoration de ces prestations pour enfants à charge sont déterminés selon le droit national de l’État membre en question ». La décision protège ainsi la situation du travailleur migrant contre une application du droit communautaire qui lui serait défavorable, en préservant l’application d’une source de droit potentiellement plus avantageuse.
B. La clarification de la subsidiarité du droit communautaire en matière de coordination
L’arrêt illustre le principe selon lequel le droit communautaire de coordination de la sécurité sociale n’intervient que lorsque cela est nécessaire à la réalisation de la libre circulation. Les mécanismes qu’il prévoit, comme la totalisation des périodes ou les règles de conflit de lois, ne s’appliquent pas aux prestations dont le droit est ouvert sur la seule base d’une législation nationale. La pension britannique en cause est une telle prestation, autonome et non coordonnée.
Cette décision réaffirme que les États membres conservent la compétence pour organiser leurs propres systèmes de sécurité sociale. Le droit communautaire ne crée pas un régime supranational mais vise uniquement à articuler les régimes nationaux pour le travailleur qui se déplace. En jugeant que l’article 77 ne s’applique pas à une prestation de vieillesse issue d’un régime pour indépendants, liquidée de manière autonome, la Cour confirme que le règlement n’a pas vocation à régir des situations qui ne posent pas de problème de coordination au regard des objectifs du traité. La portée du règlement est ainsi limitée à sa fonction essentielle : faciliter la mobilité sans se substituer aux législations nationales là où ce n’est pas indispensable.