Par un arrêt du 10 novembre 1987, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur le manquement d’un État membre à ses obligations de communication périodique de données statistiques. En l’espèce, plusieurs règlements communautaires imposaient aux États membres de transmettre à la Commission, selon un calendrier précis, des informations relatives à l’activité des couvoirs de volailles. Ces données, collectées au préalable auprès des opérateurs économiques, étaient jugées nécessaires pour permettre une bonne gestion du marché commun dans ce secteur. Constatant des retards systématiques et répétés dans la transmission de ces statistiques par la République italienne, la Commission a engagé une procédure en manquement conformément à l’article 169 du traité CEE.
La procédure précontentieuse a débuté par une mise en demeure, suivie d’un avis motivé daté du 24 avril 1985, reprochant à l’État membre son manquement. Face à la persistance du comportement fautif, la Commission a saisi la Cour de justice. Dans sa requête, elle a fait état non seulement des retards antérieurs à l’avis motivé, mais également de ceux survenus postérieurement à cette date, arguant d’un manquement continu. Pour sa défense, le gouvernement mis en cause soutenait, d’une part, que les délais fixés par la réglementation n’avaient pas un caractère impératif et, d’autre part, que les retards étaient imputables aux couvoirs eux-mêmes, qui ne transmettaient pas les informations requises en temps utile aux autorités nationales.
La question de droit soumise à la Cour était double. Il s’agissait d’abord de déterminer si, dans le cadre d’un recours en manquement, l’objet du litige pouvait inclure des faits postérieurs à l’avis motivé lorsque ceux-ci sont de même nature que les faits initialement reprochés. Il s’agissait ensuite de savoir si un État membre pouvait se prévaloir des défaillances d’opérateurs privés pour justifier son propre non-respect des obligations qui lui incombent en vertu du droit communautaire.
La Cour a reconnu le manquement de l’État. Elle a jugé que l’objet du litige pouvait s’étendre aux retards de transmission intervenus après l’avis motivé, dès lors que ces faits « représentent des faits de même nature que ceux qui étaient visés par cet avis et qui sont constitutifs d’un même comportement ». Sur le fond, elle a affirmé le caractère impératif des délais de transmission et a considéré que l’État ne pouvait se retrancher derrière les manquements des opérateurs privés, car il lui appartient de mettre en place les moyens de contrôle nécessaires pour assurer le respect du droit communautaire sur son territoire.
L’arrêt précise ainsi les contours procéduraux du recours en manquement face à une infraction continue (I), avant de réaffirmer avec fermeté la nature des obligations incombant aux États membres dans l’application du droit communautaire (II).
I. L’extension temporelle de l’objet du litige en cas de manquement continu
L’un des apports principaux de la décision réside dans sa position sur la recevabilité des griefs portant sur des faits postérieurs à la procédure précontentieuse. La Cour admet une telle extension, mais elle l’encadre en la fondant sur l’identité de comportement de l’État mis en cause, après avoir rappelé le principe de la délimitation du litige.
A. Le principe de la délimitation du litige par la procédure précontentieuse
La procédure en manquement prévue à l’article 169 du traité CEE est structurée en deux phases : une phase administrative précontentieuse et une phase contentieuse devant la Cour. Le respect de la phase précontentieuse, qui inclut la lettre de mise en demeure et l’avis motivé, constitue une garantie essentielle des droits de la défense de l’État membre. C’est pourquoi la jurisprudence constante de la Cour établit que « l’objet d’un recours en application de l’article 169 du traité est circonscrit par la procedure administrative precontentieuse ».
En conséquence, l’avis motivé et le recours juridictionnel doivent être fondés sur les mêmes moyens et griefs. La Commission ne peut pas introduire devant la Cour des reproches entièrement nouveaux qui n’auraient pas été préalablement exposés dans l’avis motivé, privant ainsi l’État de la possibilité de présenter ses observations et, le cas échéant, de se conformer à ses obligations. Ce principe assure la cohérence de la procédure et protège l’État contre une modification substantielle de l’accusation portée contre lui. Dans la présente affaire, certains des retards de transmission visés par la requête de la Commission étaient effectivement postérieurs à la date de l’avis motivé. Une application stricte du principe aurait pu conduire la Cour à déclarer cette partie du recours irrecevable.
B. L’exception justifiée par un comportement continu et identique
La Cour écarte cependant une lecture formaliste pour s’adapter à la nature spécifique du manquement reproché. Elle constate que le grief ne porte pas sur des actes isolés, mais sur « un manquement continu du gouvernement italien à son obligation de transmettre, en temps utile, les données en cause ». Les retards survenus après l’avis motivé ne sont que la continuation d’un comportement déjà identifié et dénoncé durant la phase précontentieuse.
La Cour considère que ces faits postérieurs sont « de même nature que ceux qui étaient visés par cet avis et qui sont constitutifs d’un même comportement ». Cette identité de nature et de comportement justifie de les inclure dans l’objet du litige. Une telle solution pragmatique évite à la Commission d’avoir à engager une nouvelle procédure précontentieuse pour chaque nouvelle échéance manquée, ce qui serait contraire à une bonne administration de la justice. De plus, la Cour relève que les droits de la défense n’ont pas été violés, l’État membre ayant axé sa défense sur la nature générale de la procédure de transmission, et non sur des incidents spécifiques. Cette approche permet de sanctionner efficacement les manquements qui se prolongent dans le temps, tout en respectant les garanties fondamentales de la procédure.
II. La conception rigoureuse des obligations de l’État membre
Après avoir tranché la question procédurale, la Cour examine les arguments de fond de l’État défendeur. Elle en profite pour rappeler avec force deux principes essentiels du droit communautaire : le caractère contraignant des normes réglementaires et l’impossibilité pour un État de se prévaloir de difficultés internes pour justifier un manquement.
A. Le caractère impératif des délais réglementaires
L’État mis en cause prétendait que les délais fixés par le règlement de la Commission n’étaient pas rigides, mais constituaient une « simple indication ». La Cour rejette fermement cette interprétation. Elle souligne que le règlement d’application a été pris sur la base d’une habilitation claire du Conseil et que ses dispositions « sont rédigées de manière claire et non équivoque ». Le respect des délais n’est pas une simple convenance administrative, mais une condition essentielle au bon fonctionnement du système mis en place.
En l’espèce, la collecte régulière des données statistiques visait à établir des prévisions sur l’évolution du marché, afin d’adapter l’offre à la demande. La Cour en déduit logiquement que le système « ne peut fonctionner qu’à la condition que les données pertinentes pour l’ensemble de la Communauté soient complètes et régulièrement mises à jour ». Par conséquent, les délais prescrits ont un caractère impératif. La Cour admet qu’une certaine flexibilité puisse être tolérée en présence de « circonstances exceptionnelles », mais elle distingue de tels cas des « retards continuels et prolongés » qui, eux, compromettent l’objectif même de la réglementation et constituent un manquement.
B. L’inopposabilité du fait des tiers pour justifier le manquement
L’argument subsidiaire de l’État consistait à imputer la responsabilité des retards aux opérateurs privés, à savoir les couvoirs. Selon lui, les autorités nationales ne pouvaient transmettre les données à la Commission tant qu’elles ne les avaient pas reçues elles-mêmes. Cet argument est également balayé par la Cour, qui le juge inopérant. Elle rappelle que l’obligation de transmission pèse sur l’État membre, et non directement sur les opérateurs privés vis-à-vis de la Commission.
Il appartient donc aux autorités nationales de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer le respect de leurs propres obligations. Si la transmission des données par les couvoirs est une condition préalable, l’État doit veiller à ce que cette condition soit remplie. La Cour précise qu’il incombe aux autorités nationales de s’assurer, « par un système de contrôle approprié, à ce que les couvoirs leur transmettent les données en temps utile ». Le règlement prévoyait d’ailleurs expressément un tel contrôle. En refusant que l’État puisse se retrancher derrière la défaillance de tiers, la Cour réaffirme un principe fondamental de l’ordre juridique communautaire : un État membre ne saurait invoquer des situations de son ordre juridique interne pour justifier le non-respect des obligations qui lui incombent en vertu du droit communautaire.