Par un arrêt du 4 février 1988, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie à titre préjudiciel, a rendu une décision d’une importance notable concernant l’articulation entre la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 et le droit national des États membres en matière d’état des personnes.
En l’espèce, deux époux de nationalité allemande vivaient en République fédérale d’Allemagne jusqu’à ce que le mari s’établisse aux Pays-Bas. Postérieurement à cette séparation, une juridiction allemande a condamné ce dernier à verser une pension alimentaire à son épouse au titre du devoir d’entretien. Par la suite, sur la demande du mari, une juridiction néerlandaise a prononcé le divorce des époux par un jugement rendu par défaut, lequel a été dûment inscrit sur les registres de l’état civil néerlandais. Au moment des faits, ce jugement de divorce, qui par sa nature est exclu du champ d’application de la Convention, n’avait pas fait l’objet d’une procédure de reconnaissance en Allemagne. L’épouse a alors sollicité et obtenu du président de l’arrondissementsrechtbank d’Almelo l’exequatur de la décision allemande fixant la créance alimentaire. Bien que notifiée, l’ordonnance d’exequatur n’a pas fait l’objet d’un recours de la part du mari dans le délai imparti. C’est seulement lorsque l’épouse a engagé une procédure de saisie-arrêt sur ses salaires que le mari a formé une opposition à l’exécution, en argüant que son obligation alimentaire était éteinte par l’effet du jugement de divorce néerlandais. Le litige a été porté devant le Hoge Raad des Pays-Bas, qui a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice sur l’interprétation de plusieurs dispositions de la Convention.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait essentiellement à déterminer si une décision étrangère accordant une pension alimentaire, et revêtue de la formule exécutoire dans un État contractant, doit continuer à y être exécutée alors même qu’un jugement de divorce, prononcé dans ce même État et ayant pour effet d’éteindre l’obligation alimentaire selon le droit local, est intervenu. La question se compliquait du fait que le débiteur de l’obligation n’avait pas exercé de recours contre l’ordonnance d’exequatur, soulevant ainsi la question de la forclusion de ses moyens de défense au stade de l’exécution forcée.
La Cour de justice répond en plusieurs temps. Elle énonce qu’une décision étrangère doit en principe produire les mêmes effets dans l’État requis que dans l’État d’origine, mais précise que son exécution peut être paralysée par des événements postérieurs qui, comme le divorce, échappent au champ d’application de la Convention. Elle qualifie d’inconciliables, au sens de l’article 27, point 3, de la Convention, une décision étrangère sur les aliments et un jugement de divorce national. Enfin, si la Cour consacre la règle selon laquelle la partie qui n’a pas formé de recours contre l’exequatur est en principe irrecevable à invoquer ultérieurement un motif qu’elle aurait pu soulever, elle y apporte une exception fondamentale : cette règle de forclusion ne s’applique pas si elle a pour conséquence d’obliger le juge national à ignorer les effets d’un de ses propres jugements rendu dans une matière exclue du champ de la Convention.
La solution retenue par la Cour conduit ainsi à reconnaître la primauté d’un jugement de divorce national sur l’exécution d’une décision alimentaire étrangère, en dépit des règles procédurales conventionnelles. Il convient d’analyser d’une part la consécration de l’inconciliabilité entre la décision alimentaire étrangère et le jugement de divorce national (I), et d’autre part la portée de la forclusion procédurale face à une telle situation (II).
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I. La consécration de l’inconciliabilité entre une décision alimentaire étrangère et un jugement de divorce national
La Cour de justice établit une hiérarchie claire entre les décisions en présence en fondant son raisonnement sur l’autonomie des effets du jugement de divorce national (A) puis en procédant à une interprétation extensive de la notion de décisions inconciliables (B).
A. L’autonomie des effets du jugement de divorce national
La Cour de justice rappelle d’emblée que l’état des personnes physiques est une matière expressément exclue du champ d’application de la Convention de Bruxelles par son article 1er, alinéa 2. Cette exclusion a pour conséquence directe que les jugements rendus en la matière, tel un jugement de divorce, ne sont pas soumis au régime de reconnaissance et d’exécution prévu par la Convention. Par conséquent, l’efficacité d’un tel jugement sur le territoire de l’État où il a été rendu est régie exclusivement par le droit national de cet État. La Cour en déduit logiquement que la Convention « ne s’ oppose pas a ce que le juge de l’ etat requis tire les consequences d’ un jugement national prononcant le divorce dans le cadre de l’ execution de la decision etrangere sur les aliments ».
En agissant ainsi, la Cour préserve la souveraineté des États contractants dans les domaines qu’ils ont entendu réserver. Elle refuse de laisser le mécanisme conventionnel produire des effets indirects sur une matière qui lui est étrangère. La reconnaissance du jugement de divorce dans l’État d’origine de la décision alimentaire (l’Allemagne en l’espèce) n’est pas une condition préalable à la prise en compte de ses effets dans l’État requis (les Pays-Bas). Le juge néerlandais est donc non seulement autorisé, mais tenu d’appliquer son droit national qui attache au prononcé du divorce l’extinction de l’obligation d’entretien entre époux. Cette solution pragmatique évite de maintenir en vie une obligation dont la cause, le mariage, a disparu selon l’ordre juridique même où l’exécution est poursuivie.
B. L’interprétation extensive de la notion de décisions inconciliables
Pour justifier le refus de poursuivre l’exécution de la décision alimentaire allemande, la Cour se fonde sur l’article 27, point 3, de la Convention, qui constitue un motif de non-reconnaissance des décisions étrangères. Selon cette disposition, une décision n’est pas reconnue si elle est inconciliable avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l’État requis. La Cour adopte une approche fonctionnelle de l’inconciliabilité, estimant qu’il y a lieu de « rechercher si les decisions en cause entrainent des consequences juridiques qui s’ excluent mutuellement ».
Appliquant ce critère à l’espèce, la Cour constate une opposition frontale. La décision allemande, qui condamne au paiement d’aliments, « presuppose necessairement l’ existence du lien matrimonal ». À l’inverse, le jugement de divorce néerlandais a précisément pour objet et pour effet de dissoudre ce lien. Poursuivre l’exécution de la première décision reviendrait à nier la réalité juridique créée par la seconde. La Cour conclut donc qu' »une decision etrangere condamnant un epoux a verser des aliments a son conjoint au titre de ses obligations d’ entretien resultant du mariage est inconciliable, au sens de l’ article 27, point 3, de la convention, avec une decision nationale ayant prononce le divorce entre les epoux concernes ». Cette interprétation clarifie que l’inconciliabilité ne se limite pas à des dispositifs contradictoires, mais s’étend à des décisions dont les fondements juridiques respectifs sont devenus incompatibles par l’effet de l’une d’entre elles.
II. La portée limitée de la forclusion procédurale en cas de non-recours contre l’exequatur
La particularité de l’affaire tenait à la passivité du débiteur, qui n’avait pas contesté l’exequatur en temps utile. La Cour affirme le principe de la concentration des moyens au stade du recours (A), mais y apporte une exception décisive pour préserver l’autorité des décisions nationales hors champ conventionnel (B).
A. Le principe de la concentration des moyens au stade du recours contre l’exequatur
La Cour rappelle avec force la logique du système mis en place par la Convention. La procédure d’exequatur est sommaire et rapide, et les voies de recours sont strictement encadrées, notamment par le délai impératif prévu à l’article 36. L’objectif est de garantir une libre circulation des jugements qui soit efficace. Permettre à un débiteur de soulever, au stade de l’exécution forcée, des moyens qu’il aurait pu et dû faire valoir lors du recours contre l’exequatur, viderait ce dernier de son sens. Cela reviendrait à contourner les délais stricts et à remettre en cause l’autorité de l’ordonnance d’exequatur.
La Cour en tire une conséquence procédurale majeure : la règle de la forclusion doit être appliquée. Ainsi, « la partie qui n’ a pas intente le recours contre l’ exequatur prevu par cette disposition ne peut plus faire valoir au stade de l’ execution de la decision une raison valable qu’ elle aurait pu invoquer dans le cadre de ce recours ». De surcroît, la Cour précise que le juge national est tenu d’appliquer cette règle « d’ office », même si son droit national ne le prévoit pas. Le caractère impératif des délais et des voies de recours de la Convention s’impose donc aux ordres juridiques nationaux pour assurer l’effet utile du système conventionnel.
B. L’exception préservant l’autorité des décisions nationales hors champ conventionnel
C’est sur ce point que l’arrêt révèle toute sa portée. Après avoir posé un principe de forclusion très strict, la Cour en limite immédiatement l’application. Cette règle ne saurait conduire à un résultat contraire à l’économie générale de la Convention elle-même. Or, forcer le juge néerlandais à ignorer le jugement de divorce rendu par ses propres tribunaux au seul motif que le débiteur a manqué un délai procédural conventionnel serait précisément un tel résultat. Cela reviendrait à utiliser une règle de procédure de la Convention pour neutraliser les effets d’une décision nationale relevant d’un domaine, l’état des personnes, que la Convention a délibérément exclu de son champ.
La Cour formule alors l’exception en des termes qui font primer la cohérence du système sur la rigueur procédurale. « Toutefois, cette regle ne s’ applique pas lorsqu’ elle a pour consequence d’ obliger le juge national a subordonner les effets d’ un jugement national exclu du domaine d’ application de la convention a sa reconnaissance dans l’ etat d’ origine de la decision etrangere dont l’ execution est en cause. » Par cette limitation, la Cour de justice empêche que la Convention de Bruxelles ne devienne un instrument d’ingérence dans les matières réservées à la compétence des États. Elle garantit que la libre circulation des jugements en matière civile et commerciale ne se fasse pas au détriment de l’autorité des décisions nationales rendues dans des domaines aussi fondamentaux que le statut personnel et familial.