Par un arrêt en manquement du 4 mai 2000, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur la portée des obligations d’un État membre relatives à la mise en conformité de ses accords internationaux antérieurs à son adhésion avec le droit communautaire. En l’espèce, un État membre avait conclu, avant son entrée dans les Communautés, plusieurs accords bilatéraux sur la marine marchande avec des pays tiers. Ces accords contenaient des clauses de partage de cargaisons réservant une part du transport maritime aux navires des parties contractantes. Un règlement communautaire, adopté ultérieurement, visait à appliquer le principe de la libre prestation des services aux transports maritimes et imposait aux États membres d’adapter ou de supprimer de tels arrangements avant une date butoir. Saisie par la Commission, la Cour était amenée à déterminer si le fait pour l’État membre de ne pas avoir dénoncé un de ces accords, après l’échec des tentatives de renégociation, constituait un manquement à ses obligations communautaires. L’État membre arguait notamment de la situation politique difficile dans le pays tiers concerné et du caractère disproportionné d’une dénonciation au regard de ses intérêts en politique extérieure. La Cour de justice a jugé que l’État membre avait manqué à ses obligations en n’ayant ni adapté ni dénoncé l’accord litigieux. Elle a considéré que lorsque la voie diplomatique échoue et que l’accord prévoit une clause de dénonciation, l’État membre est tenu d’y recourir pour assurer la pleine effectivité du droit communautaire.
La solution retenue par la Cour réaffirme l’obligation pour les États membres d’assurer la primauté et l’effectivité du droit communautaire, même face à des engagements internationaux antérieurs. Elle précise que cette obligation peut se traduire par un devoir de dénonciation lorsque la négociation s’avère infructueuse (I), consacrant ainsi une interprétation stricte de la conciliation entre les traités internationaux et le droit communautaire qui limite la marge de manœuvre des États membres (II).
I. L’obligation de dénoncer un accord précommunautaire incompatible
La Cour de justice établit que l’impossibilité d’adapter un accord bilatéral par la voie diplomatique engendre pour l’État membre concerné une obligation de le dénoncer (A), et ce, sans que des considérations politiques internes ou externes puissent justifier le maintien de l’incompatibilité (B).
A. La dénonciation comme ultime recours pour assurer l’effectivité du droit communautaire
La Cour expose un raisonnement séquentiel et pragmatique découlant des dispositions du règlement. Ce dernier impose aux États membres d’éliminer les clauses de partage de cargaisons contraires à la libre prestation des services. La première voie pour atteindre cet objectif est l’adaptation de l’accord par la négociation. Toutefois, le règlement fixant des délais précis, l’échec de cette voie dans le temps imparti ne saurait laisser l’État membre inactif. La Cour considère que si les négociations n’aboutissent pas, l’obligation d’adapter l’accord se transforme en une obligation de le dénoncer, dès lors que cette faculté est prévue par l’accord lui-même. La Cour juge ainsi que « dans la mesure où la dénonciation d’un accord de ce type est possible au regard du droit international, il incombe à l’État membre concerné de le dénoncer ». L’obligation de résultat prime donc sur l’obligation de moyens. La persistance d’une situation juridique contraire au droit communautaire n’est pas tolérée, et la dénonciation est présentée non comme une option, mais comme le corollaire nécessaire de l’échec des démarches diplomatiques. Cette solution garantit que les règles communautaires ne restent pas lettre morte face à l’inertie dans les relations bilatérales d’un État membre.
B. L’indifférence des difficultés politiques conjoncturelles
Face à l’argument de l’État membre tiré des difficultés politiques internes du pays tiers cocontractant, la Cour oppose une fin de non-recevoir catégorique. Elle affirme que « l’existence d’une situation politique difficile dans un pays tiers cocontractant, comme c’est le cas en l’espèce, ne saurait justifier la persistance d’un manquement dans le chef d’un État membre aux obligations qui lui incombent en vertu du traité ». Ce faisant, elle refuse de laisser des considérations d’opportunité politique, aussi légitimes soient-elles du point de vue de la diplomatie d’un État, paralyser l’application uniforme du droit communautaire. La Cour rappelle ainsi un principe fondamental de l’ordre juridique communautaire : un État membre ne peut invoquer des situations de son ordre interne ou des difficultés dans ses relations internationales pour se soustraire à ses obligations. La stabilité et la prévisibilité du droit communautaire exigent que son application ne dépende pas de circonstances extérieures fluctuantes. Le manquement est ainsi constitué par le seul fait objectif du maintien en vigueur de dispositions incompatibles, indépendamment des raisons de cet état de fait.
Cette position rigoureuse découle d’une lecture stricte des dispositions du traité relatives aux accords antérieurs, qui encadrent la manière dont les États membres doivent résoudre les conflits entre leurs engagements internationaux et leurs obligations communautaires.
II. La portée de l’article 234 du traité CE face aux accords précommunautaires
La Cour de justice précise l’articulation des obligations découlant de l’article 234 du traité (devenu article 307 CE), en offrant une interprétation qui réaffirme la primauté du droit communautaire (A) et qui encadre la conciliation entre les intérêts communautaires et les intérêts nationaux en matière de politique extérieure (B).
A. Une interprétation stricte de l’obligation d’éliminer les incompatibilités
L’État défendeur soutenait qu’une obligation de dénonciation n’existait qu’à titre exceptionnel et que la Commission aurait dû fonder son recours sur l’article 234 du traité. La Cour écarte cet argument en clarifiant la portée de cette disposition. Elle rappelle que son premier alinéa vise à préserver les droits des pays tiers nés d’une convention antérieure. Cependant, lorsque l’accord lui-même, comme en l’espèce, contient une clause de dénonciation, le recours à cette clause par l’État membre n’est pas contraire aux droits du pays tiers. Le second alinéa de l’article 234 impose quant à lui une obligation claire aux États membres de « recourir à tous les moyens appropriés pour éliminer les incompatibilités constatées ». La Cour estime que si la renégociation est le premier de ces moyens, la dénonciation en fait partie intégrante lorsque la première échoue. Elle affirme que « si un État membre rencontre des difficultés rendant la modification d’un accord impossible, on ne saurait donc exclure qu’il lui incombe de dénoncer cet accord ». L’article 234 n’est donc pas un bouclier permettant de pérenniser une situation incompatible, mais un mécanisme transitoire dont l’objectif final est la mise en conformité de l’ensemble des engagements de l’État membre avec le droit communautaire.
B. La primauté de l’intérêt communautaire sur les intérêts de politique extérieure
L’argument le plus sensible de l’État membre concernait le caractère disproportionné de la dénonciation, qui porterait une atteinte grave à ses intérêts diplomatiques et économiques avec le pays tiers. La Cour répond à cette préoccupation en affirmant que l’équilibre nécessaire entre les intérêts de politique extérieure et l’intérêt communautaire est déjà réalisé par l’article 234 lui-même. Cette disposition opère une balance des intérêts en permettant, d’une part, à un État membre de respecter les droits des pays tiers, et, d’autre part, en lui imposant d’agir pour rendre l’accord compatible avec le droit communautaire. La Cour juge que « l’équilibre entre les intérêts liés à la politique extérieure d’un État membre et l’intérêt communautaire trouve déjà son expression dans l’article 234 du traité ». En d’autres termes, un État membre ne peut pas réclamer une seconde mise en balance des intérêts au cas par cas, en invoquant la disproportion de la mesure à prendre. La portée de cet arrêt est considérable, car il signifie que l’obligation d’assurer la pleine application du droit communautaire peut primer sur la conduite de la politique étrangère d’un État membre, le contraignant à des actes diplomatiques aussi forts qu’une dénonciation de traité pour se conformer à ses engagements européens.