Arrêt de la Cour du 4 mai 1999. – Sema Sürül contre Bundesanstalt für Arbeit. – Demande de décision préjudicielle: Sozialgericht Aachen – Allemagne. – Accord d’association CEE-Turquie – Décision du conseil d’association – Sécurité sociale – Principe de non-discrimination en raison de la nationalité – Effet direct – Ressortissant turc autorisé à résider dans un Etat membre – Droit aux allocations familiales dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet Etat. – Affaire C-262/96.

Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel d’une juridiction allemande, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la portée du principe d’égalité de traitement dans le cadre de l’accord d’association CEE-Turquie. En l’espèce, une ressortissante turque, résidant légalement sur le territoire d’un État membre en qualité de membre de la famille d’un travailleur, s’était vu octroyer des allocations familiales pour son enfant né sur ce territoire. Le bénéfice de ces prestations lui a par la suite été retiré au motif d’une modification de la législation nationale, qui subordonnait désormais l’octroi de ces allocations aux ressortissants étrangers à la possession d’une autorisation de séjour ou d’un permis de séjour, un type de titre dont l’intéressée n’était pas titulaire. La juridiction nationale, saisie du litige, a interrogé la Cour sur la compatibilité d’une telle condition avec la décision n° 3/80 du conseil d’association CEE-Turquie, relative à la sécurité sociale des travailleurs migrants. La question posée à la Cour était donc de déterminer si le principe de non-discrimination énoncé par cette décision s’opposait à ce qu’un État membre impose à un ressortissant turc des conditions de séjour plus strictes que celles applicables à ses propres nationaux pour le bénéfice de prestations familiales. Cela supposait pour la Cour de se prononcer, au préalable, sur la question de l’effet direct de la disposition pertinente de la décision et de clarifier le champ d’application personnel de celle-ci. La Cour a répondu par l’affirmative, en jugeant que l’article 3, paragraphe 1, de la décision n° 3/80, qui consacre le principe d’égalité de traitement, est d’effet direct. Elle en a déduit qu’une législation nationale ne pouvait exiger d’un ressortissant turc la possession d’un titre de séjour spécifique pour l’octroi d’allocations familiales, dès lors qu’une telle condition n’était pas requise pour les nationaux. La Cour a toutefois jugé nécessaire de limiter dans le temps les effets de son arrêt pour des raisons de sécurité juridique.

I. La reconnaissance d’un droit subjectif au profit des travailleurs turcs

La Cour, pour aboutir à sa solution, a d’abord dû consacrer la capacité des particuliers à se prévaloir du principe d’égalité de traitement (A), avant de définir de manière large les bénéficiaires de ce principe (B).

A. L’affirmation de l’effet direct du principe d’égalité de traitement

La Cour de justice établit que l’article 3, paragraphe 1, de la décision n° 3/80 peut être directement invoqué par les justiciables devant les juridictions nationales. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « une disposition d’un accord conclu par la Communauté avec des pays tiers doit être considérée comme étant d’application directe lorsque, eu égard à ses termes ainsi qu’à l’objet et à la nature de l’accord, elle comporte une obligation claire et précise qui n’est subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l’intervention d’aucun acte ultérieur. » La Cour distingue soigneusement la présente affaire d’une jurisprudence antérieure qui avait refusé l’effet direct à d’autres articles de la même décision. Elle souligne que ces articles concernaient des règles techniques de coordination, telles que la totalisation des périodes d’assurance, dont l’application nécessitait effectivement des mesures complémentaires non encore adoptées. En revanche, le principe d’égalité de traitement posé à l’article 3, paragraphe 1, est par nature suffisamment précis et inconditionnel pour être appliqué par un juge national sans qu’il soit besoin d’un acte d’exécution complémentaire. Cette disposition prescrit une obligation de résultat claire, consistant à écarter toute disposition nationale discriminatoire, et concrétise dans le domaine de la sécurité sociale le principe général de non-discrimination de l’accord CEE-Turquie.

B. Une conception extensive du champ d’application personnel de la décision

Après avoir établi l’applicabilité directe du principe, la Cour examine si la requérante entrait dans le champ d’application personnel de la décision n° 3/80. Le gouvernement de l’État membre concerné soutenait que l’intéressée ne pouvait être qualifiée de « travailleur » aux fins de l’obtention des allocations familiales. La Cour rejette cette interprétation restrictive en s’appuyant sur la définition large de la notion de travailleur, inspirée du règlement n° 1408/71. Elle réaffirme qu’« une personne a la qualité de travailleur dès lors qu’elle est assurée, ne serait-ce que contre un seul risque, au titre d’une assurance obligatoire ou facultative auprès d’un régime général ou particulier de sécurité sociale, et ce indépendamment de l’existence d’une relation de travail. » Dans le cas d’espèce, la Cour constate que la requérante pouvait être considérée comme travailleuse du fait que la législation nationale réputait versées des cotisations d’assurance pension pendant la période d’éducation de son enfant. Subsidiairement, elle pouvait également être considérée comme membre de la famille d’un travailleur, son conjoint étant lui-même couvert, au titre de son activité salariée partielle, par l’assurance légale contre les accidents du travail. Cette interprétation extensive permet d’inclure dans le champ de protection de la décision des personnes qui, sans avoir une relation de travail classique, sont néanmoins intégrées au système de sécurité sociale de l’État d’accueil.

II. La portée du principe d’égalité de traitement et ses implications

Une fois le droit reconnu et ses titulaires identifiés, la Cour en précise la portée concrète en interdisant la discrimination fondée sur la nature du titre de séjour (A), tout en encadrant les conséquences de sa décision par une limitation de ses effets dans le temps (B).

A. La prohibition d’une discrimination fondée sur le titre de séjour

Le cœur du litige portait sur la nouvelle exigence de la législation nationale, qui réservait les allocations familiales aux étrangers titulaires d’un type de titre de séjour spécifique, une condition non applicable aux nationaux pour qui la seule résidence sur le territoire suffisait. La Cour considère qu’une telle exigence constitue une discrimination indirecte fondée sur la nationalité, prohibée par l’article 3, paragraphe 1, de la décision n° 3/80. Son raisonnement est limpide : une condition relative à la nature d’un titre de séjour ne peut, par définition, être imposée aux nationaux et ne vise donc que les étrangers. Elle crée ainsi une inégalité de traitement. La Cour énonce que « le fait, pour un État membre, d’exiger d’un ressortissant turc qui relève du champ d’application de la décision 3/80 qu’il possède un certain type de titre de séjour pour bénéficier d’une prestation […], alors qu’aucun document de cette nature n’est demandé aux ressortissants dudit État, constitue une discrimination au sens de l’article 3, paragraphe 1, de ladite décision. » En l’absence de toute justification objective, cette différence de traitement est jugée incompatible avec le principe d’égalité de traitement. L’arrêt affirme ainsi que l’intégration légale d’un ressortissant turc dans l’État de résidence suffit pour lui ouvrir le droit aux prestations familiales dans les mêmes conditions que les nationaux.

B. La limitation temporelle des effets de l’arrêt, un tempérament au service de la sécurité juridique

Consciente des répercussions financières potentielles de sa décision pour les systèmes de sécurité sociale des États membres, la Cour fait usage de la possibilité de limiter exceptionnellement les effets de ses arrêts dans le temps. Elle rappelle que, si en principe l’interprétation d’une règle de droit communautaire s’applique rétroactivement, des « considérations impérieuses de sécurité juridique » peuvent justifier une dérogation. En l’espèce, la Cour retient deux facteurs principaux : d’une part, il s’agissait de la première fois qu’elle se prononçait sur l’effet direct de cette disposition précise et, d’autre part, sa jurisprudence antérieure avait pu créer une incertitude légitime quant à l’invocabilité de la décision. La Cour décide donc que l’invocabilité de l’effet direct de la disposition est limitée aux prestations afférentes à des périodes postérieures à la date de son arrêt. Elle prévoit toutefois une exception cruciale à cette limitation, afin de ne pas porter une atteinte indue à la protection juridictionnelle. Ainsi, « L’effet direct de l’article 3, paragraphe 1, de la décision 3/80 ne peut être invoqué à l’appui de revendications relatives à des prestations afférentes à des périodes antérieures à la date du présent arrêt, sauf en ce qui concerne les personnes qui ont, avant cette date, introduit un recours en justice ou soulevé une réclamation équivalente. » Cet aménagement classique illustre la recherche d’un équilibre entre l’affirmation d’un droit individuel et la préservation de la stabilité des situations juridiques et financières établies de bonne foi.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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