L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes s’inscrit dans le cadre d’un contentieux relatif à la délimitation des compétences entre la Communauté et ses États membres. Une directive, adoptée par le législateur communautaire, visait à instaurer une interdiction quasi générale de la publicité et du parrainage en faveur des produits du tabac. Pour ce faire, le législateur s’est fondé sur les articles du traité relatifs à l’établissement et au fonctionnement du marché intérieur, notamment pour faciliter la libre prestation des services et la libre circulation des marchandises, ainsi que pour éliminer les distorsions de concurrence. Un État membre a formé un recours en annulation contre cette directive, considérant que sa base juridique était inappropriée. Il soutenait que l’objectif réel et prépondérant du texte était la protection de la santé publique, domaine dans lequel le traité excluait expressément toute mesure d’harmonisation des législations nationales. Les institutions communautaires défenderesses, soutenues par d’autres États membres et la Commission, ont répliqué que l’acte visait légitimement à lever les entraves au marché intérieur, la prise en compte d’un niveau élevé de protection de la santé étant une exigence intégrée à cette politique.
La question de droit soumise à la Cour était donc de savoir si le législateur communautaire pouvait, sur le fondement des dispositions relatives au marché intérieur, édicter une interdiction de portée aussi générale, dont l’un des buts déterminants relevait de la protection de la santé publique.
À cette question, la Cour de justice a répondu par la négative, procédant à l’annulation totale de la directive. Elle a estimé que, si des entraves ou des distorsions de concurrence pouvaient exister, les mesures adoptées par la directive excédaient, par leur caractère général et absolu, ce qui était nécessaire pour améliorer le fonctionnement du marché intérieur. Le législateur n’avait pas démontré en quoi une interdiction aussi étendue contribuait réellement à l’élimination d’obstacles concrets aux échanges ou de distorsions sensibles de concurrence, rendant ainsi le recours à la base juridique du marché intérieur invalide. La Cour a jugé que le législateur ne pouvait se prévaloir de cette base juridique pour contourner l’exclusion de sa compétence en matière d’harmonisation des politiques de santé.
Cette décision illustre le contrôle strict exercé par la Cour sur le choix de la base juridique des actes communautaires, garantissant ainsi le respect du principe des compétences d’attribution (I). En conséquence, elle clarifie l’articulation délicate entre les objectifs du marché intérieur et les impératifs de santé publique, traçant une ligne directrice pour l’action future du législateur (II).
I. La délimitation rigoureuse du champ d’application de la base juridique du marché intérieur
La Cour de justice rappelle avec fermeté que le recours à la base juridique du marché intérieur est conditionné par la finalité réelle de l’acte, qui doit viser l’amélioration effective de son fonctionnement (A). L’application de ce principe au cas d’espèce conduit à une censure des dispositions de la directive qui ne présentent pas un lien suffisant avec cet objectif (B).
A. La réaffirmation du principe des compétences d’attribution
La Cour commence son raisonnement en soulignant que la compétence du législateur communautaire pour harmoniser les législations nationales sur le fondement de l’article 100 A du traité (devenu article 95 CE) n’est pas illimitée. Elle précise qu’interpréter cet article « en ce sens qu’il donnerait au législateur communautaire une compétence générale pour réglementer le marché intérieur serait non seulement contraire au libellé même des dispositions précitées, mais également incompatible avec le principe consacré à l’article 3 B du traité CE (devenu article 5 CE) selon lequel les compétences de la Communauté sont des compétences d’attribution ». Par cette affirmation, la Cour s’oppose à une lecture extensive qui viderait de sa substance le contrôle juridictionnel du respect de la base juridique.
En outre, l’acte doit avoir « effectivement pour objet l’amélioration des conditions de l’établissement et du fonctionnement du marché intérieur ». Une simple constatation de disparités entre les réglementations nationales ou un « risque abstrait d’entraves » ne saurait suffire. La Cour exige une démonstration concrète, sans laquelle son contrôle serait privé d’efficacité. Si le recours à cette base juridique est possible pour prévenir des obstacles futurs, leur apparition doit être « vraisemblable » et la mesure doit avoir pour objet leur prévention. Ce faisant, la Cour se ménage une marge d’appréciation substantielle pour vérifier si la mesure adoptée est apte à atteindre les objectifs affichés par le législateur.
B. L’appréciation concrète de l’inadéquation des mesures à l’objectif affiché
Appliquant ce cadre d’analyse strict, la Cour examine si l’interdiction générale de la publicité contribue à éliminer des entraves aux échanges et des distorsions de concurrence. S’agissant des entraves, elle reconnaît que des obstacles à la circulation des produits de la presse contenant de la publicité pourraient « vraisemblablement surgir ». Toutefois, elle constate que « pour une grande partie des formes de publicité des produits du tabac, leur interdiction […] ne peut pas être justifiée par la nécessité d’éliminer des entraves à la libre circulation des supports publicitaires ». Elle cite en exemple l’interdiction de la publicité sur des affiches, des parasols ou des cendriers, qui « ne contribuent nullement à faciliter les échanges des produits concernés ».
Concernant les distorsions de concurrence, la Cour exige qu’elles soient « sensibles ». Or, si elle admet que l’interdiction du parrainage dans certains États peut entraîner des délocalisations de compétitions sportives et des répercussions économiques importantes, elle juge que « de telles distorsions, qui pourraient fonder le recours à l’article 100 a du traité pour interdire certaines formes de parrainage, ne permettent pas d’utiliser cette base juridique pour une interdiction générale de la publicité telle que celle que la directive édicte ». La Cour opère ainsi une dissociation entre les différentes mesures, considérant que la justification de l’une ne peut s’étendre à l’ensemble. L’interdiction générale apparaît donc disproportionnée par rapport aux quelques distorsions avérées.
II. La portée d’un arbitrage entre l’intégration du marché et la protection de la santé
En annulant la directive, la Cour ne se contente pas de sanctionner un choix de base juridique erroné ; elle se positionne en gardienne de l’équilibre des compétences entre l’Union et les États membres (A). Cette décision, loin de clore le débat, offre des orientations claires pour de futures interventions législatives dans des domaines où les compétences sont partagées ou concurrentes (B).
A. La valeur de la décision : un rempart contre le détournement de compétence
La force de cet arrêt réside dans sa ferme opposition à ce qui est perçu comme un contournement de l’exclusion de compétence prévue à l’article 129 du traité (devenu article 152 CE). La Cour énonce clairement que « le recours à d’autres articles du traité comme base juridique ne saurait être utilisé pour contourner l’exclusion expresse de toute harmonisation énoncée à l’article 129, paragraphe 4, premier tiret, du traité ». Cette position est fondamentale, car elle empêche que la base juridique du marché intérieur ne devienne un instrument permettant au législateur de s’immiscer dans des domaines relevant de la compétence principale des États membres.
Bien que la protection de la santé soit une composante des autres politiques de la Communauté, elle ne peut en constituer le centre de gravité lorsque l’harmonisation est expressément exclue. L’arrêt réaffirme ainsi que le choix de la base juridique doit se fonder sur le but et le contenu de l’acte. En l’espèce, l’ampleur de l’interdiction et le fait qu’une grande partie de ses dispositions n’avaient qu’un lien ténu avec le marché intérieur ont trahi la prépondérance de l’objectif de santé publique. La décision a donc une valeur constitutionnelle importante, en ce qu’elle préserve l’architecture institutionnelle et la répartition des pouvoirs voulues par les auteurs du traité.
B. La portée de la solution : une feuille de route pour le législateur communautaire
Cet arrêt n’est pas une décision d’espèce mais bien un arrêt de principe dont la portée est considérable pour l’avenir. Il ne signifie pas que toute réglementation de la publicité en faveur du tabac est impossible au niveau communautaire. Au contraire, en indiquant que l’interdiction de la publicité dans la presse ou de certaines formes de parrainage aurait pu être justifiée, la Cour dessine en creux les contours d’une directive qui aurait été valide. Une telle directive aurait dû se limiter aux mesures pour lesquelles une entrave réelle ou une distorsion sensible de concurrence était avérée.
La solution contraint ainsi le législateur à une plus grande rigueur dans la justification de ses actes. Pour toute mesure d’harmonisation future, il devra apporter la preuve tangible du lien de causalité entre les disparités législatives nationales et les perturbations du marché intérieur qu’il entend corriger. L’arrêt invite à une approche plus ciblée et moins généralisante, où chaque prohibition doit être spécifiquement justifiée au regard des objectifs du marché unique. Il préfigure ainsi la nécessité, pour le législateur, de fonder son action sur une analyse économique et juridique approfondie des entraves qu’il se propose d’éliminer, plutôt que sur des affirmations générales.