Par un arrêt du 5 octobre 2000, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur une demande de décision préjudicielle introduite par une juridiction du Royaume-Uni. Cette juridiction était saisie d’un litige opposant des fabricants de produits du tabac au gouvernement de cet État membre. Les entreprises requérantes contestaient l’intention du gouvernement de transposer la directive 98/43/CE, relative à la publicité et au parrainage en faveur des produits du tabac. Elles soutenaient que cette directive était entachée de plusieurs vices justifiant son invalidité. Face à la complexité des arguments soulevés, la juridiction nationale a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle. La question portait sur la validité de ladite directive au regard de six motifs distincts, incluant notamment l’inadéquation de sa base juridique, l’atteinte à la liberté d’expression et la violation des principes de proportionnalité et de subsidiarité. Le problème de droit soumis à la Cour ne consistait pas tant à évaluer le bien-fondé de ces griefs qu’à déterminer la conduite à tenir face à une question préjudicielle portant sur la validité d’un acte dont l’annulation était parallèlement examinée dans une autre affaire. La Cour de justice a répondu qu’il n’y avait pas lieu de statuer, au motif que la directive en cause avait été annulée le même jour par un autre arrêt rendu dans une affaire distincte.
Cette solution, qui peut apparaître comme une dérobade, témoigne en réalité d’une gestion pragmatique de l’office du juge de l’Union. La Cour, en choisissant un non-lieu à statuer, articule de manière spécifique le renvoi préjudiciel et le recours en annulation (I), une approche dont il convient d’apprécier la portée au regard des principes directeurs de la justice (II).
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I. L’articulation du renvoi préjudiciel et du recours en annulation
La décision de la Cour de ne pas répondre à la question posée repose sur une application rigoureuse de la connexité entre deux instances distinctes (A), ce qui la conduit à constater que la demande est devenue sans objet (B).
A. La connexité entre la question préjudicielle en validité et le recours en annulation
Le mécanisme du renvoi préjudiciel en validité permet à une juridiction nationale de demander à la Cour de justice d’examiner la conformité d’un acte de droit dérivé avec les traités. Parallèlement, le recours en annulation permet à une institution ou un État membre de demander directement l’annulation de ce même acte. L’arrêt commenté illustre une situation où ces deux voies procédurales se croisent. La juridiction britannique interroge la Cour sur la validité de la directive 98/43/CE, alors que l’Allemagne avait déjà formé un recours en annulation contre ce même texte. La Cour de justice, en se référant à son arrêt rendu le même jour dans l’affaire C-376/98, établit un lien de dépendance absolu entre les deux affaires. En annulant la directive dans le cadre du recours direct, elle prive la question préjudicielle de son substrat. Le raisonnement implicite est que l’acte, une fois annulé, est réputé n’avoir jamais existé, rendant toute interrogation sur sa validité purement théorique. La Cour affirme ainsi que l’issue d’un recours en annulation prévaut sur une question préjudicielle portant sur le même acte.
B. La constatation de l’inutilité d’une réponse juridictionnelle
La conséquence directe de cette connexité est la déclaration de non-lieu à statuer. La Cour énonce clairement qu’« il n’y a pas lieu de répondre à la question préjudicielle ». Cette formule consacre le principe d’économie procédurale. Une réponse de la Cour de justice doit présenter une utilité pour la juridiction de renvoi afin de lui permettre de trancher le litige dont elle est saisie. Or, la directive 98/43/CE ayant été intégralement annulée, elle ne peut plus produire aucun effet juridique dans l’ordre interne des États membres. Le gouvernement du Royaume-Uni n’a donc plus aucune obligation de la transposer, et les requérantes au principal obtiennent satisfaction par voie de conséquence. Répondre aux six branches de la question préjudicielle, en analysant en détail chaque moyen d’invalidité, constituerait un exercice académique sans aucune portée pratique pour la solution du litige national. La Cour se refuse ainsi à rendre un arrêt qui serait dépourvu de tout effet utile, appliquant une logique pragmatique qui préserve l’efficacité de son intervention.
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II. La portée d’une solution fondée sur le principe de bonne administration de la justice
Cette approche, dictée par un souci d’efficacité, renforce la cohérence du système juridictionnel de l’Union (A), bien qu’elle puisse soulever des interrogations quant à la spécificité du rôle du juge national (B).
A. La recherche de la cohérence jurisprudentielle et de l’efficacité procédurale
En liant le sort de la question préjudicielle à celui du recours en annulation, la Cour garantit une application uniforme du droit de l’Union. Une approche différente aurait pu conduire à des solutions potentiellement contradictoires ou, à tout le moins, à des motivations distinctes pour un résultat identique. En centralisant la réponse sur l’arrêt d’annulation, la Cour assure une sécurité juridique maximale : la directive est nulle et non avenue pour l’ensemble des États membres, sans qu’il soit nécessaire de multiplier les décisions incidentes. Cette solution relève d’une bonne administration de la justice. Elle évite à la Cour de consacrer des ressources à l’examen d’arguments qui, bien que pertinents dans le cadre du litige national, ont été rendus obsolètes par une décision de portée générale. Le pragmatisme de la Cour n’est donc pas un signe de désinvolture, mais l’expression d’une volonté de gérer les contentieux de manière rationnelle et ordonnée, en privilégiant la solution la plus claire et la plus définitive.
B. Les limites de l’économie de jugement face aux spécificités du litige national
Toutefois, cette économie procédurale n’est pas sans limites. On pourrait objecter que la démarche de la Cour, si elle est parfaitement logique sur le plan systémique, laisse sans réponse directe les arguments spécifiques soulevés par les requérantes et jugés sérieux par la juridiction de renvoi. Le litige au principal portait sur six moyens d’invalidité, dont certains auraient pu présenter un intérêt propre, différent de ceux examinés dans l’affaire ayant mené à l’annulation. En s’abstenant de répondre, la Cour ne fournit pas à la juridiction nationale une analyse complète des questions de droit que celle-ci lui avait soumises. Le dialogue des juges, qui est au cœur du mécanisme préjudiciel, se trouve en quelque sorte écourté. Si la solution finale est bien donnée, le raisonnement qui y mène est exogène au dialogue initié par le juge britannique. Cette approche, tout en étant efficace, met en lumière une tension entre la fonction de la Cour comme organe régulateur de l’ordre juridique de l’Union et sa mission d’assistance aux juridictions nationales pour la résolution de cas concrets.