Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur la compatibilité d’une législation nationale en matière de concurrence déloyale avec les exigences de la libre circulation des marchandises. En l’espèce, une entreprise française, qui fut par le passé la filiale d’une société allemande, a continué à commercialiser ses produits sur le marché allemand en utilisant un signe distinctif commun au groupe, et ce même après la faillite et la dissolution de la société mère allemande. Une entreprise concurrente a alors intenté une action en justice en Allemagne, au motif que l’usage de ce signe était de nature à induire le public en erreur quant à l’origine des marchandises, en laissant croire à une continuité avec l’ancienne et réputée entreprise allemande.
Saisi du litige au fond, le Landgericht München I, après que des ordonnances de référé eurent provisoirement fait droit à la demande du concurrent, a sursis à statuer afin de poser à la Cour de justice une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si le droit communautaire, et plus spécifiquement l’article 30 du traité CEE, s’opposait à ce qu’une législation nationale permette d’interdire à une entreprise d’un État membre l’usage d’un signe distinctif licitement utilisé dans cet État, au seul motif que le public de l’État d’importation pourrait le percevoir comme une référence à une entreprise nationale aujourd’hui disparue. La Cour de justice répond par l’affirmative, en considérant qu’une telle interdiction constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’importation, prohibée par l’article 30 du traité et non susceptible d’être justifiée par la protection des consommateurs au titre de l’ordre public visé à l’article 36.
Cette décision conduit à examiner la qualification de la mesure nationale en tant qu’entrave discriminatoire aux échanges (I), avant d’analyser le rejet catégorique des justifications avancées pour son maintien (II).
I. La qualification de la mesure nationale en tant qu’entrave discriminatoire
La Cour procède à une analyse rigoureuse pour caractériser la mesure litigieuse, écartant une application en apparence indistincte (A) pour retenir la qualification de mesure d’effet équivalent prohibée (B).
A. Le rejet d’une application factuellement indistincte
L’argumentation des parties defenderesses au principal reposait sur la jurisprudence relative aux exigences impératives, laquelle ne s’applique qu’aux réglementations nationales qui affectent de la même manière les produits nationaux et les produits importés. La Cour examine donc si la disposition allemande sur la concurrence déloyale, telle qu’interprétée dans le litige, remplit cette condition d’application indistincte. Elle constate que, bien que la lettre de la loi puisse paraître générale, son application en l’espèce produit un effet discriminatoire. En effet, la Cour estime qu’« une telle disposition ne saurait remplir la condition citée ci-dessus dès qu’elle est interprétée de façon à permettre l’interdiction d’utiliser un signe distinctif au seul motif que le public pourrait être induit en erreur en ce qui concerne la provenance nationale ou étrangère des marchandises ».
En d’autres termes, dès lors que le seul reproche fait au signe est de masquer l’origine étrangère d’un produit, la mesure ne vise en réalité que la commercialisation des seuls produits importés. Le raisonnement dépasse ainsi l’analyse formelle de la réglementation pour s’attacher à son effet concret sur les échanges, ce qui prive la mesure de son caractère indistinctement applicable. Cette approche, fidèle à la finalité de l’article 30 du traité, empêche qu’une réglementation neutre en apparence ne serve en pratique à protéger le marché national.
B. La qualification de mesure d’effet équivalent
Une fois le caractère discriminatoire de l’application de la loi nationale établi, sa qualification en tant que mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’importation devient inéluctable. L’interdiction faite à l’entreprise française d’utiliser son signe distinctif en Allemagne l’oblige à modifier sa stratégie commerciale et son identité visuelle pour ce seul marché, créant ainsi une entrave directe à la pénétration de ses produits. La Cour constate que cette application de la loi « permet d’effectuer un cloisonnement à l’intérieur du marché commun qui constitue une restriction aux échanges intracommunautaires défendue par l’article 30 du traité ».
Cette solution réaffirme que la libre circulation des marchandises implique le droit pour une entreprise de commercialiser un produit sous une même dénomination dans l’ensemble de l’Union, sauf à ce qu’une restriction soit dûment justifiée. En l’absence de tout droit de propriété industrielle opposé par le demandeur au principal, le seul risque de confusion quant à la nationalité du producteur ne suffit pas à légitimer un tel obstacle, qui contrevient à l’objectif fondamental d’intégration du marché commun.
II. Le rejet des justifications de la restriction aux échanges
La Cour examine ensuite les justifications possibles à cette entrave, qu’elle écarte tant sur le terrain des exigences impératives (A) que sur celui de l’ordre public prévu à l’article 36 du traité (B).
A. L’inapplicabilité des exigences impératives
La jurisprudence issue de l’arrêt du 20 février 1979, *Cassis de Dijon*, permet de justifier certaines entraves à la libre circulation des marchandises par des exigences impératives, telles que la protection des consommateurs ou la loyauté des transactions commerciales. Toutefois, le bénéfice de cette justification est strictement réservé aux mesures indistinctement applicables aux produits nationaux et importés. Ayant préalablement établi dans sa première analyse que l’application de la législation nationale en l’espèce était en réalité discriminatoire, la Cour écarte logiquement cette voie de justification.
En ne se contentant pas de la lettre du texte et en analysant l’effet concret de la mesure, la Cour renforce la distinction fondamentale entre les deux régimes de justification des entraves. Une mesure qui cible, même indirectement, les produits importés en raison de leur origine ne peut être sauvée par un motif d’intérêt général comme la protection des consommateurs, car elle est présumée poursuivre un but protectionniste. Cette clarification confirme que le cadre des exigences impératives ne saurait servir à légitimer des mesures discriminatoires déguisées.
B. L’interprétation stricte de la dérogation d’ordre public
À titre subsidiaire, le gouvernement allemand soutenait que la mesure pouvait être justifiée au regard de l’article 36 du traité, au motif que la protection des consommateurs relèverait d’une conception large de la notion d’ordre public. La Cour de justice rejette cet argument de manière particulièrement nette et sans équivoque. Elle affirme que « quelle que soit l’interprétation qui doit être donnée à la notion d’ordre public visée à l’article 36 du traité, celle-ci ne saurait être étendue de façon à inclure des considérations tenant à la protection des consommateurs ».
Cette affirmation a une portée de principe considérable, car elle cloisonne strictement les justifications admises au titre de l’article 36, qui sont d’interprétation stricte et visent des intérêts non économiques fondamentaux de l’État, et les exigences impératives, de création jurisprudentielle, qui peuvent inclure la protection des consommateurs. En refusant d’intégrer des préoccupations de nature économique dans le champ de l’ordre public, la Cour prévient toute tentative des États membres de contourner les conditions plus strictes de la jurisprudence *Cassis de Dijon* en invoquant une notion extensive de l’article 36. La protection du consommateur contre une éventuelle erreur sur l’origine nationale d’un produit ne constitue donc pas un intérêt suffisamment fondamental pour justifier une entrave discriminatoire à la libre circulation.