Arrêt de la Cour du 6 octobre 1993. – République italienne contre Commission des Communautés européennes. – Apurement des comptes FEOGA – Exercice 1988. – Affaire C-55/91.

Par un arrêt rendu en 1993, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur les conditions dans lesquelles la Commission peut refuser de prendre en charge des dépenses déclarées par un État membre au titre du Fonds européen d’orientation et de garantie agricole. En l’espèce, la Commission avait, dans le cadre de la procédure d’apurement des comptes de l’exercice 1988, écarté plusieurs dépenses importantes engagées par un État membre dans divers secteurs agricoles, tels que le lait, la viande ovine, le tabac, l’huile d’olive, le soja et le blé dur. La Commission justifiait ces corrections financières par la découverte d’irrégularités, de carences dans les systèmes de contrôle nationaux et de divergences dans le calcul des montants dus.

Saisi par l’État membre d’un recours en annulation de cette décision, le litige a conduit la Cour à examiner l’étendue des pouvoirs de contrôle de la Commission et la répartition de la charge de la preuve entre celle-ci et les autorités nationales. L’État membre soutenait que la Commission avait outrepassé ses compétences en utilisant des données non officielles, en procédant elle-même à des prélèvements d’échantillons et en appliquant des corrections financières forfaitaires sans démontrer l’existence d’irrégularités substantielles et individualisées. Il invoquait également la violation des principes de sécurité juridique et de confiance légitime en raison de la tolérance passée de la Commission ou de la tardiveté de ses interventions. Le problème de droit posé à la Cour consistait donc à déterminer dans quelle mesure la Commission peut, pour garantir la bonne gestion financière de la politique agricole commune, s’écarter des données fournies par un État membre et sanctionner non seulement des irrégularités avérées mais également des défaillances systémiques de contrôle.

La Cour de justice rejette le recours de l’État membre dans sa quasi-totalité, validant l’approche rigoureuse de la Commission. Elle juge que si la Commission doit en principe prouver la violation des règles communautaires, la charge de la preuve peut être renversée lorsque l’irrégularité alléguée porte sur le calcul même des sommes dues, l’État membre étant le seul à détenir toutes les informations pertinentes. La Cour confirme également que la Commission peut user de moyens de vérification complémentaires à ceux des États, y compris des contrôles sur place, et que l’absence de système de contrôle fiable constitue en soi une irrégularité justifiant un refus de prise en charge, même forfaitaire. Enfin, elle écarte l’argument fondé sur la confiance légitime, rappelant que la Commission a l’obligation de refuser les dépenses non conformes, une tolérance passée ne créant aucun droit pour l’avenir.

La solution retenue par la Cour clarifie la dialectique des responsabilités entre la Commission et les États membres dans le cadre du financement de la politique agricole commune. Elle consacre une répartition pragmatique des pouvoirs de contrôle (I), tout en affirmant la primauté de la légalité des dépenses sur les attentes des autorités nationales (II).

I. La répartition des compétences dans le contrôle des dépenses du FEOGA

La décision de la Cour met en lumière la relation de complémentarité et de collaboration qui régit les contrôles des dépenses agricoles, en définissant un partage fonctionnel de la charge de la preuve (A) et en encadrant l’exercice des pouvoirs d’enquête de la Commission (B).

A. Le partage de la charge de la preuve entre la Commission et l’État membre

Le financement des politiques communes repose sur une confiance mutuelle entre les institutions communautaires et les États membres, mais cette confiance n’exclut pas un contrôle strict. L’arrêt apporte une précision importante au principe selon lequel il appartient à la Commission de prouver une violation des règles de l’organisation commune des marchés agricoles. Si ce principe demeure la règle, la Cour admet son renversement dans des circonstances particulières. En effet, lorsque le litige porte sur l’exactitude même des données de base utilisées pour calculer une obligation financière envers la Communauté, comme c’était le cas pour le prélèvement supplémentaire dans le secteur laitier, la charge de la preuve incombe à l’État. La Cour estime qu’il appartient alors à l’État membre, « qui est au fait du déroulement de l’opération en cause, de prouver qu’il a respecté les règles communautaires ». Cette solution pragmatique se justifie par l’asymétrie d’information : l’administration nationale est la mieux placée pour rassembler les preuves relatives aux opérations menées sur son territoire. En exigeant de l’État qu’il dissipe les doutes sérieux soulevés par la Commission, la Cour renforce l’obligation de diligence et de transparence qui pèse sur les autorités nationales dans leur rôle de gestionnaires des fonds communautaires.

B. L’exercice complémentaire des pouvoirs d’enquête de la Commission

L’État membre requérant contestait la légalité des contrôles menés par les agents de la Commission, notamment les prélèvements d’échantillons de tabac et d’huile d’olive. Il soutenait que de telles actions outrepassaient les compétences de la Commission. La Cour rejette cette vision restrictive. Elle rappelle que le système de contrôle est à double niveau : les États membres assurent le contrôle de premier rang, qui demeure essentiel, tandis que la Commission exerce une fonction complémentaire. Dans ce cadre, l’article 9 du règlement n° 729/70 l’autorise à effectuer des vérifications sur place pour s’assurer de l’exactitude des contrôles nationaux. La Cour précise que ces pouvoirs incluent la faculté de procéder à des « vérifications ou enquêtes », y compris des prélèvements d’échantillons. Toutefois, cet exercice n’est pas inconditionné. Il doit s’effectuer en accord avec l’État membre concerné et en présence de ses représentants. Cette exigence, qui découle de l’article 5 du traité CEE imposant un devoir de coopération loyale, assure un équilibre entre l’efficacité du contrôle communautaire et le respect des prérogatives des administrations nationales. L’arrêt confirme ainsi que la Commission n’est pas un simple auditeur comptable dépendant des seules informations transmises par les États, mais un acteur doté de moyens d’investigation propres, dont l’usage est cependant subordonné à une coopération avec les autorités nationales.

Après avoir précisé les rôles respectifs de la Commission et des États membres dans la phase de contrôle, la Cour se penche sur les conséquences financières qui découlent des manquements constatés.

II. Les conséquences financières des irrégularités et des carences de contrôle

L’arrêt tire des conclusions rigoureuses des défaillances identifiées, en validant le recours aux corrections forfaitaires lorsque les systèmes de contrôle nationaux sont défaillants (A) et en opposant une fin de non-recevoir aux arguments fondés sur la sécurité juridique et la confiance légitime (B).

A. La justification des corrections forfaitaires en cas de défaillance des systèmes de contrôle

Dans plusieurs secteurs, notamment ceux des primes ovines et du soja, la Commission avait appliqué des corrections financières forfaitaires, non pas sur la base d’irrégularités individuellement prouvées pour chaque bénéficiaire, mais en raison de l’insuffisance généralisée des dispositifs de contrôle mis en place par l’État membre. Celui-ci arguait de l’impossibilité de récupérer les aides auprès des bénéficiaires en l’absence de faute avérée de leur part. La Cour balaye cet argument en affirmant que « l’absence de contrôles, alors que la réglementation communautaire impose aux États membres d’en effectuer, est susceptible de conduire à des irrégularités importantes et justifie en conséquence le refus de reconnaissance d’une partie des dépenses effectuées ». La défaillance du système de contrôle est en elle-même une violation des obligations de l’État membre. Cette violation rompt le lien de confiance et rend impossible la vérification de la conformité des dépenses aux règles communautaires. Dans une telle situation, l’application d’un taux forfaitaire n’est pas une sanction arbitraire mais une méthode d’évaluation du risque financier encouru par le budget communautaire. Cette jurisprudence confère à la Commission un instrument essentiel pour inciter les États membres à mettre en place des systèmes de gestion et de contrôle fiables, la charge financière de leur défaillance retombant en dernier ressort sur le budget national.

B. Le rejet de la confiance légitime face à l’obligation d’apurement des comptes

Face aux corrections opérées dans le secteur du blé dur, l’État membre invoquait les principes de sécurité juridique et de confiance légitime. Il soutenait que la tolérance de la Commission pour des irrégularités lors d’exercices précédents et le temps écoulé avant sa décision finale avaient créé une attente légitime quant à la validité des paiements. La Cour rejette fermement cette argumentation. Elle rappelle une règle fondamentale du financement de la politique agricole commune : seules les dépenses effectuées en conformité avec la réglementation sont à la charge du budget communautaire. La Commission n’a pas une simple faculté, mais bien une obligation de refuser la prise en charge des dépenses irrégulières. Par conséquent, « l’État membre concerné n’acquiert aucun droit à exiger la même attitude pour les irrégularités de l’exercice suivant sur la base du principe de la sécurité juridique ou de la confiance légitime ». De même, le délai prévu pour la décision d’apurement n’est qu’un « délai d’ordre », dont le non-respect n’entache pas la validité de la décision, sauf à démontrer une négligence de la Commission ayant porté atteinte aux intérêts de l’État. Cette position stricte souligne la primauté du principe de légalité budgétaire et protège les deniers publics européens contre une gestion laxiste, en rappelant aux États qu’ils ne sauraient se prévaloir d’une mansuétude passée pour pérenniser des pratiques non conformes.

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Hassan KOHEN
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