Arrêt de la Cour du 7 février 1984. – Duphar BV et autres contre État néerlandais. – Demande de décision préjudicielle: Arrondissementsrechtbank ‘s-Gravenhage – Pays-Bas. – Régime de soins de santé – Compatibilité avec le traité des restrictions de l’accès à certains médicaments. – Affaire 238/82.

Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel d’une juridiction néerlandaise, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à interpréter plusieurs dispositions du droit communautaire primaire et dérivé. En l’espèce, des entreprises du secteur pharmaceutique contestaient une réglementation nationale visant à réaliser des économies dans le budget des soins de santé. Cette réglementation excluait du remboursement par le régime d’assurance maladie obligatoire plusieurs catégories de médicaments et de produits de soins, lesquels étaient inscrits sur des listes négatives. Les exclusions reposaient sur divers motifs, notamment l’existence d’alternatives thérapeutiques moins onéreuses, la nature de produits pouvant être commercialisés en dehors du circuit pharmaceutique, ou des raisons qualifiées de pharmaco-thérapeutiques justifiant une prescription limitée. Saisie par la juridiction nationale, la Cour devait principalement déterminer si de telles mesures, motivées par des considérations budgétaires, constituaient une entrave à la libre circulation des marchandises.

La procédure au principal opposait les entreprises pharmaceutiques, qui soutenaient que la réglementation constituait une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’importation prohibée par l’article 30 du traité CEE, à l’État membre concerné. Ce dernier défendait la compatibilité de sa législation avec le droit communautaire, arguant qu’elle relevait de sa compétence pour organiser son système de sécurité sociale et qu’elle s’appliquait sans distinction aux produits nationaux et importés. La question de droit essentielle posée à la Cour était donc de savoir si une réglementation nationale qui, dans le but de maîtriser les dépenses d’un régime de sécurité sociale, exclut du remboursement certaines spécialités pharmaceutiques nommément désignées, constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’importation prohibée par l’article 30 du traité CEE.

À cette question, la Cour de justice répond qu’une telle réglementation est compatible avec le traité, à la condition que les critères d’exclusion des médicaments soient objectifs, non discriminatoires quant à l’origine des produits, et vérifiables. Elle précise que si « le droit communautaire ne porte pas atteinte a la competence des etats membres pour amenager leurs systemes de securite sociale », cette compétence doit s’exercer dans le respect des règles du marché intérieur. La Cour écarte par ailleurs l’application des articles 34, 85 et 86 du traité, ainsi que celle des directives sur le rapprochement des législations relatives aux spécialités pharmaceutiques, qui concernent l’accès au marché et non les modalités de remboursement.

La solution retenue par la Cour consacre un équilibre délicat entre la compétence des États membres en matière sociale et les exigences de la libre circulation des marchandises. Il convient ainsi d’analyser la portée de la reconnaissance de cette compétence étatique encadrée par le droit communautaire (I), avant d’examiner la stricte délimitation par la Cour des justifications admissibles à une restriction des échanges (II).

I. L’aménagement des régimes de sécurité sociale, une compétence étatique sous contrôle communautaire

La Cour reconnaît la légitimité de l’intervention de l’État dans la gestion de son système de santé, tout en soumettant cette prérogative au respect des principes fondamentaux du traité. Elle admet ainsi une compétence de principe des États membres (A), qu’elle conditionne cependant à l’application de critères objectifs et non discriminatoires (B).

A. La reconnaissance d’une compétence étatique dans la maîtrise des dépenses de santé

La Cour affirme d’emblée que les États membres conservent la maîtrise de l’organisation de leurs systèmes de sécurité sociale. Elle énonce clairement que « le droit communautaire ne porte pas atteinte a la competence des etats membres pour amenager leurs systemes de securite sociale et pour prendre , en particulier , des dispositions destinees a regler la consommation de produits pharmaceutiques dans L ‘ interet de L ‘ equilibre financier de leurs regimes D ‘ assurance de soins de sante ». Cette affirmation de principe est fondamentale, car elle reconnaît que le domaine de la politique sociale et de la santé publique demeure, en l’état du droit, une compétence nationale. La Cour refuse ainsi d’assimiler l’autorité publique, qui gère un régime financé par des cotisations et des fonds publics, à un simple opérateur économique soumis aux mêmes contraintes.

En conséquence, des mesures visant à limiter les coûts, telles que la mise en place de listes de produits exclus du remboursement, ne sont pas en elles-mêmes incompatibles avec le droit communautaire. La Cour admet que dans un système où le remboursement est la règle, l’établissement de listes d’exclusion peut constituer un outil légitime de gestion budgétaire. Cette approche pragmatique prend en compte la spécificité du marché pharmaceutique, où le consommateur final est largement substitué par les organismes de sécurité sociale pour la prise en charge des coûts. Néanmoins, cette autonomie reconnue aux États membres n’est pas absolue et doit s’exercer dans le cadre défini par le traité.

B. Une compétence subordonnée au respect de critères objectifs et non discriminatoires

L’exercice de cette compétence nationale est strictement encadré pour garantir qu’il ne serve pas de prétexte à des mesures protectionnistes. La Cour conditionne la compatibilité de la réglementation avec l’article 30 du traité au respect de conditions strictes. Elle exige que « la determination des medicaments exclus a lieu sans discrimination en ce qui concerne L ‘ origine des produits , selon des criteres objectifs et controlables ». Cette exigence est au cœur du raisonnement de la Cour et constitue la principale garantie pour les opérateurs économiques des autres États membres. Pour être objectif, le critère de sélection ne doit pas reposer sur l’origine du produit, mais sur des considérations neutres.

La Cour fournit elle-même des exemples de tels critères objectifs, tels que « L ‘ existence , sur le marche , D ‘ autres produits ayant le meme effet therapeutique , mais moins couteux », le fait qu’il s’agisse de produits en vente libre, ou des motifs pharmaco-thérapeutiques justifiés. En outre, la procédure doit être transparente et permettre aux fabricants de connaître les raisons de l’exclusion de leurs produits. Il doit également être possible de faire amender les listes, ce qui implique une procédure de réexamen périodique ou sur demande. En soumettant la réglementation nationale à ces exigences de fond et de procédure, la Cour s’assure que la mesure, bien qu’affectant potentiellement le volume des importations, ne fausse pas la concurrence et préserve l’unité du marché.

Au-delà de l’encadrement de la compétence étatique, la décision se distingue également par son interprétation rigoureuse des dérogations possibles au principe de libre circulation.

II. Une interprétation stricte des justifications aux entraves à la libre circulation

La Cour examine les différentes justifications avancées pour la réglementation nationale et opère une distinction nette entre les objectifs économiques, qui sont écartés, et les autres fondements possibles. Elle réaffirme ainsi l’exclusion des justifications d’ordre budgétaire au titre de l’article 36 du traité (A) et clarifie la distinction entre les règles de remboursement et celles régissant l’accès au marché (B).

A. Le rejet des justifications d’ordre purement budgétaire

La Cour rappelle une jurisprudence constante en matière de libre circulation des marchandises en précisant la finalité de l’article 36 du traité CEE. Si la juridiction nationale venait à conclure que la réglementation en cause est discriminatoire ou non objective, et donc contraire à l’article 30, elle ne pourrait être sauvée par une justification tirée de l’article 36. La Cour est catégorique à ce sujet : « L ‘ article 36 vise des mesures de nature non economique . Cette disposition ne peut des lors pas justifier une mesure qui vise avant tout un objectif budgetaire en recherchant une reduction des frais de fonctionnement D ‘ un systeme D ‘ assurance maladie ».

Cette précision est d’une importance capitale. Elle empêche les États membres d’invoquer des raisons telles que la protection de la santé publique pour justifier des mesures dont le but réel est de réduire les dépenses publiques. En cantonnant l’article 36 à des considérations non économiques, la Cour préserve l’effectivité de l’interdiction des mesures d’effet équivalent et empêche que des objectifs budgétaires, aussi légitimes soient-ils, ne conduisent à un cloisonnement des marchés nationaux. La santé financière d’un système de sécurité sociale ne peut donc, en soi, constituer une justification à une entrave aux échanges intracommunautaires.

B. La distinction opérée entre les modalités de remboursement et l’accès au marché

Enfin, la Cour répond aux questions relatives aux directives sur les spécialités pharmaceutiques en opérant une distinction fonctionnelle essentielle. Elle juge que les directives 65/65 et 75/319, qui harmonisent les procédures d’autorisation de mise sur le marché (AMM), ne sont pas pertinentes en l’espèce. En effet, la réglementation nationale contestée « ne concerne pas L ‘ acces au marche au sens des deux directives citees , car la validite des autorisations octroyees par application de ces directives ne S ‘ en trouve pas remise en cause ». Un produit, même exclu du remboursement, conserve son AMM et peut toujours être commercialisé, prescrit et acheté par les consommateurs qui en assument le coût.

Cette distinction a une portée considérable. Elle signifie que la compétence d’un État membre pour définir les prestations couvertes par son système de sécurité sociale est distincte des règles harmonisées régissant la mise en circulation des produits. La mesure nationale n’affecte pas la libre circulation en tant que telle, mais seulement les conditions de consommation d’un produit dans un cadre socialisé. De même, la Cour écarte logiquement l’application des articles 85 et 86 du traité, qui visent le comportement des entreprises et non les actes de puissance publique. Cette analyse rigoureuse des différents fondements juridiques permet de circonscrire précisément le champ du litige à la seule question de la compatibilité de la réglementation avec l’article 30 du traité.

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Hassan KOHEN
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