Par un arrêt du 7 juillet 1992, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée, sur renvoi préjudiciel d’une juridiction espagnole, sur la détermination du champ d’application personnel des libertés de circulation. En l’espèce, un individu possédant la double nationalité, italienne et argentine, s’était vu accorder l’homologation de son diplôme d’odontologiste en Espagne. Souhaitant s’y établir pour exercer sa profession, il sollicita une carte de séjour en sa qualité de ressortissant communautaire, se prévalant de sa nationalité italienne. Les autorités espagnoles lui opposèrent un refus, au motif que son droit national prévoyait, en cas de double nationalité extracommunautaire, de faire prévaloir celle correspondant à la résidence habituelle de l’intéressé, soit en l’occurrence la nationalité argentine. Saisie du litige, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour sur la compatibilité d’une telle législation nationale avec les dispositions du droit communautaire relatives à la liberté d’établissement. Il s’agissait de déterminer si un État membre peut écarter l’application du droit communautaire au bénéfice du national d’un autre État membre au motif que sa propre législation le considère comme le ressortissant d’un État tiers. La Cour de justice répond par la négative en affirmant que « les dispositions du droit communautaire en matière de liberté d’établissement s’opposent à ce qu’un État membre refuse le bénéfice de cette liberté au ressortissant d’un autre État membre qui possède en même temps la nationalité d’un État tiers, au motif que la législation de l’État d’accueil le considère comme ressortissant de l’État tiers ».
La solution consacre ainsi la primauté de la nationalité d’un État membre pour l’application du droit communautaire (I), garantissant par là même la pleine effectivité des libertés fondamentales du traité (II).
I. La primauté de la nationalité d’un État membre pour l’application du droit communautaire
La Cour articule son raisonnement en deux temps. Elle commence par rappeler la compétence de principe des États en matière de nationalité (A), pour ensuite en fixer les limites au regard des exigences du droit communautaire (B).
A. La compétence étatique dans la détermination de la nationalité
La Cour de justice prend soin de fonder son analyse sur un principe fermement établi en droit international public, celui de la compétence souveraine de chaque État pour définir les conditions d’attribution et de perte de sa nationalité. Elle énonce ainsi que « la définition des conditions d’acquisition et de perte de la nationalité relève, conformément au droit international, de la compétence de chaque État membre ». Cette affirmation liminaire manifeste le respect de la Cour pour les prérogatives étatiques dans un domaine qui touche au cœur de leur souveraineté. En l’absence d’une définition communautaire unifiée du citoyen, il appartient à chaque ordre juridique national de déterminer qui sont ses nationaux. La Cour refuse ainsi de s’immiscer dans les choix législatifs d’un État membre ayant conduit à l’octroi de sa nationalité à l’intéressé. Cette approche préserve l’autonomie des États et évite à la Cour de devoir élaborer elle-même des critères d’octroi de la nationalité, ce qui excéderait manifestement sa compétence.
Toutefois, cette compétence souveraine n’est pas sans borne et doit s’exercer dans le cadre défini par l’ordre juridique communautaire.
B. L’encadrement communautaire des effets de la nationalité
Si chaque État membre est libre de définir qui sont ses ressortissants, il ne peut en revanche neutraliser les effets juridiques qui découlent de la nationalité d’un autre État membre. La Cour précise en effet que cette compétence « doit être exercée dans le respect du droit communautaire ». Elle en tire une conséquence fondamentale : « il n’appartient pas, par contre, à la législation d’un État membre de restreindre les effets de l’attribution de la nationalité d’un autre État membre, en exigeant une condition supplémentaire pour la reconnaissance de cette nationalité en vue de l’exercice des libertés fondamentales prévues par le traité ». Par cette formule, la Cour établit une distinction claire entre la détermination de la qualité de national et la reconnaissance de cette qualité pour l’application du droit communautaire. Un État membre ne peut donc pas remettre en cause le lien de nationalité établi par un autre État membre, ni en subordonner les effets à des conditions issues de son propre droit interne, comme la résidence habituelle. La nationalité d’un État membre devient ainsi une porte d’entrée objective et incontestable aux droits garantis par le traité.
Cette solution, en faisant prévaloir la nationalité communautaire, assure une application uniforme des libertés de circulation sur tout le territoire de la Communauté.
II. La garantie de l’effectivité des libertés de circulation
La décision de la Cour revêt une portée considérable pour l’application des libertés fondamentales. Elle écarte toute méthode de résolution des conflits de nationalités fondée sur le droit interne (A) et renforce l’autonomie du champ d’application personnel du droit communautaire (B).
A. Le rejet des critères de droit interne pour la résolution des conflits de nationalités
En censurant la législation espagnole, la Cour rejette explicitement l’utilisation de critères de rattachement subsidiaires, tels que la résidence habituelle, pour déterminer la nationalité « effective » ou « prépondérante ». Une telle approche, si elle était admise, aurait pour conséquence de créer une insécurité juridique majeure pour les binationaux. La Cour souligne en ce sens que la reconnaissance de la qualité de ressortissant communautaire ne saurait être soumise à « une condition telle que la résidence habituelle de l’intéressé sur le territoire du premier État ». Le principal mérite de cette position est d’assurer une application cohérente du droit communautaire. La Cour relève qu’admettre la solution inverse « aurait pour conséquence que le champ d’application personnel des règles communautaires portant sur la liberté d’établissement pourrait varier d’un État membre à l’autre ». La simple possession de la nationalité d’un État membre, prouvée par la présentation d’un passeport ou d’une carte d’identité en cours de validité, suffit à ouvrir le droit à l’exercice des libertés de circulation.
Cette solution renforce l’idée d’un ordre juridique communautaire autonome, dont les concepts ne sauraient être définis ou limités par les droits nationaux.
B. L’affirmation de l’autonomie du champ d’application personnel du droit communautaire
Au-delà de la résolution d’un conflit de nationalités, l’arrêt constitue une affirmation puissante de l’autonomie du droit communautaire. La qualité de « ressortissant d’un État membre » devient une notion fonctionnelle, dont le contenu et les effets sont définis par le droit communautaire lui-même aux fins de son application. Les États membres d’accueil ne disposent d’aucune marge d’appréciation pour contester cette qualité. La Cour le confirme en se référant aux dispositions de la directive 73/148, qui imposent aux États membres d’admettre sur leur territoire les ressortissants communautaires « sur simple présentation d’une carte d’identité ou d’un passeport ». Une fois ce document produit, les autres États membres « ne sont pas en droit de contester cette qualité ». En définitive, la Cour juge que dès lors qu’une personne possède la nationalité d’un État membre, elle doit pouvoir se prévaloir des droits qui y sont attachés dans l’ensemble de la Communauté, sans qu’un autre État membre puisse lui opposer sa seconde nationalité, extracommunautaire, pour l’en priver.