Par un arrêt en date du 7 juin 1983, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la légalité d’une décision de la Commission condamnant plusieurs entreprises pour des pratiques concertées visant à entraver les importations parallèles au sein du marché commun. Cet arrêt a permis de clarifier l’étendue des pouvoirs de la Commission en matière de sanction des infractions au droit de la concurrence, ainsi que les garanties procédurales offertes aux entreprises.
En l’espèce, un fabricant japonais de matériel de haute-fidélité organisait sa distribution en Europe par l’intermédiaire d’une filiale européenne établie en Belgique et de distributeurs exclusifs dans plusieurs États membres, notamment en France, en République fédérale d’Allemagne et au Royaume-Uni. Constatant que des importations parallèles en provenance d’Allemagne et du Royaume-Uni menaçaient la politique de prix plus élevés pratiquée sur le marché français, le distributeur français s’est plaint auprès de la filiale européenne. À la suite de ces plaintes, le distributeur allemand a refusé de livrer un grossiste qui destinait la marchandise au marché français. Simultanément, le distributeur britannique a adressé des lettres à ses principaux clients leur demandant de cesser leurs exportations de produits concernés. Saisie de ces faits, la Commission a, par une décision du 14 décembre 1979, constaté l’existence de pratiques concertées contraires à l’article 85 du traité CEE et a infligé des amendes importantes à la filiale européenne et aux trois distributeurs nationaux. Ces quatre sociétés ont alors formé un recours en annulation de cette décision devant la Cour de justice, invoquant notamment des vices de procédure, une appréciation erronée des faits et le caractère disproportionné des sanctions.
Le problème de droit soumis à la Cour portait d’une part sur la caractérisation d’une pratique concertée visant à cloisonner un marché national et l’imputabilité de celle-ci à l’ensemble des acteurs du réseau de distribution. D’autre part, il s’agissait de déterminer les limites du pouvoir de sanction de la Commission, en particulier sa faculté d’augmenter le niveau général des amendes et les conséquences d’une violation des droits de la défense sur la validité de sa décision. La Cour de justice a confirmé l’existence des infractions, jugeant que les faits établissaient une concertation ayant pour objet d’entraver le commerce intracommunautaire. Elle a cependant annulé la décision de la Commission en ce qu’elle retenait une durée d’infraction plus longue que celle visée dans la communication des griefs, sanctionnant ainsi une violation des droits de la défense. Tout en validant le principe d’une politique de sanction plus sévère menée par la Commission pour assurer un effet dissuasif, la Cour a néanmoins réduit le montant des amendes en raison de la durée plus courte de l’infraction et d’autres circonstances d’espèce.
L’analyse de la Cour confirme avec rigueur l’existence d’une pratique concertée visant à restreindre la concurrence (I), tout en encadrant fermement les modalités de la répression menée par la Commission au nom du respect des garanties procédurales (II).
I. La confirmation du caractère anticoncurrentiel des pratiques de cloisonnement du marché
La Cour de justice s’est employée à démontrer que les agissements des entreprises constituaient bien une pratique concertée prohibée par le traité, en établissant la matérialité des faits (A) et en imputant la responsabilité de ces agissements à l’ensemble des participants du réseau de distribution (B).
A. L’établissement de la preuve de la concertation illicite
La Cour a d’abord validé l’appréciation des faits par la Commission concernant le refus de livraison opposé par le distributeur allemand. Face à des déclarations contradictoires d’un témoin clé, la Cour a examiné un faisceau d’indices concordants, notamment des échanges de télex contemporains des faits. Un message adressé par l’acheteur du grossiste allemand à son contact français indiquait clairement que « le bureau de pioneer-europe, a anvers, est deja informe de la licence pour L ‘ importation D ‘ appareils pioneer. La succursale allemande a recu L ‘ ordre de N ‘ approvisionner en aucun cas L ‘ entreprise jung. Nous ne pouvons etre approvisionnes que si nous nous engageons a ne pas exporter. » La chronologie des événements, marquée par un traitement normal de la commande jusqu’à l’intervention de la filiale européenne, a achevé de convaincre la Cour de l’existence d’un refus motivé par la destination des marchandises.
Ensuite, concernant les faits survenus au Royaume-Uni, la Cour a jugé que les lettres envoyées par le distributeur britannique à ses deux principaux clients constituaient en elles-mêmes la preuve d’une pratique concertée. Ces lettres, qui contenaient des « invitations non equivoques a cesser les exportations de materiel pioneer », avaient un objet manifestement anticoncurrentiel. Pour la Cour, l’existence d’une infraction à l’article 85, paragraphe 1, était établie par cet objet, indépendamment de l’intensité de leurs effets réels. Le fait que l’un des destinataires ait cessé ses exportations a simplement confirmé la gravité de l’infraction. La Cour a ainsi rappelé qu’une pratique peut être sanctionnée du seul fait de son objet restrictif de concurrence.
B. L’imputabilité de l’infraction à l’ensemble du réseau de distribution
La Cour a également confirmé la participation de la filiale européenne aux deux pratiques concertées, rejetant l’argument selon lequel elle n’aurait fait que transmettre passivement les plaintes de son distributeur français. La Cour a souligné la position centrale de cette filiale, qui importait les produits et coordonnait les efforts de vente de ses distributeurs nationaux. Cette position lui conférait une responsabilité particulière et l’obligeait à faire preuve d’une « vigilance particuliere afin D ‘ eviter que des concertations de ce genre ne favorisent des pratiques contraires aux regles de concurrence ».
La transmission au distributeur allemand des informations relatives aux licences d’importation obtenues par l’opérateur français a été interprétée comme une « incitation implicite » à mettre fin aux exportations parallèles. De plus, la filiale européenne avait organisé et présidé la réunion à Anvers qui avait directement conduit le distributeur britannique à agir. Dans ces conditions, la Cour a estimé qu’elle devait « accepter la responsabilite pour une telle consequence ». Cette solution souligne une conception large de la participation à une infraction, qui n’exige pas un ordre formel mais peut résulter d’une influence déterminante exercée au sein d’un réseau.
Une fois l’infraction caractérisée dans ses éléments matériel et intentionnel, la Cour s’est attachée à examiner la régularité de la procédure répressive et le quantum des sanctions, apportant des précisions substantielles sur les pouvoirs de la Commission.
II. La validation d’une politique répressive renforcée encadrée par le respect des droits de la défense
La Cour a reconnu à la Commission le droit de durcir sa politique de sanction afin d’assurer l’efficacité du droit de la concurrence (A), mais elle a rappelé que ce pouvoir devait s’exercer dans le strict respect des garanties procédurales, dont la violation entraîne des conséquences concrètes sur la décision (B).
A. L’affirmation du pouvoir de la Commission de durcir sa politique de sanction
Les requérantes soutenaient que l’augmentation considérable du niveau des amendes par rapport aux pratiques antérieures de la Commission était discriminatoire et arbitraire. La Cour a balayé cet argument en affirmant que la mission de la Commission « comporte egalement le devoir de poursuivre une politique generale visant a appliquer en matiere de concurrence les principes fixes par le traite et a orienter en ce sens le comportement des entreprises ». Par conséquent, il était loisible à la Commission « D ‘ elever le niveau des amendes en vue de renforcer L ‘ effet dissuasif de celles-ci », en particulier pour des infractions aussi graves que les interdictions d’exportation qui cloisonnent les marchés nationaux.
La Cour a ainsi consacré le pouvoir de la Commission d’adapter sa politique répressive aux besoins de la politique de concurrence, sans être liée par ses décisions antérieures. Elle a également précisé que la limite de 10 % du chiffre d’affaires, prévue par le règlement n° 17, devait s’entendre comme se référant au chiffre d’affaires *global* de l’entreprise, et non au seul chiffre d’affaires réalisé avec les produits concernés par l’infraction, car seul ce chiffre global peut donner une indication de la taille et de la puissance économique de l’entreprise.
B. La sanction de la violation des droits de la défense et ses conséquences sur la décision
Si la Cour a validé le principe d’une répression accrue, elle a cependant annulé partiellement la décision de la Commission pour non-respect des droits de la défense. La Commission avait retenu dans sa décision une durée des infractions plus longue que celle mentionnée dans la communication des griefs, sans que les entreprises aient pu faire valoir leurs observations sur cette extension. La Cour a jugé que, la durée de l’infraction étant un élément essentiel pour la fixation de l’amende, la Commission ne pouvait l’étendre sans avoir au préalable mis les entreprises en mesure de s’expliquer. La décision a donc été annulée sur ce point, limitant la durée des infractions à la période de « fin janvier/debut fevrier 1976 ».
De même, la Cour a constaté que la Commission avait fondé une partie de son argumentation sur des documents qui n’avaient pas été communiqués aux requérantes en temps utile. Elle en a tiré la conséquence qu’elle devait « faire abstraction du contenu de ces documents lors de L ‘ examen du bien-fonde de la decision ». Ces manquements procéduraux ont eu un impact direct, puisque la Cour, exerçant sa compétence de pleine juridiction, a réduit le montant des amendes infligées à toutes les requérantes, en tenant compte notamment de la durée plus courte des infractions. Cet arrêt illustre ainsi de manière exemplaire l’équilibre entre la nécessité d’une politique de concurrence dissuasive et l’impératif de protection des droits fondamentaux des entreprises.