Un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes rendu dans le cadre d’un recours en manquement permet de clarifier l’articulation entre les dispositions du statut des fonctionnaires européens et les législations nationales en matière de prestations sociales. En l’espèce, un État membre avait modifié sa législation relative aux allocations familiales pour les travailleurs salariés et indépendants. Auparavant, cet État versait prioritairement les allocations prévues par son droit interne, le régime communautaire n’intervenant qu’à titre complémentaire. Par deux arrêtés royaux, cet État a inversé ce principe, en prévoyant que ses prestations nationales seraient désormais réduites à concurrence du montant des prestations de même nature dues en vertu des règles applicables au personnel d’une institution de droit international public. La Commission européenne, estimant cette modification législative contraire au droit communautaire, a engagé une procédure en manquement. Après une phase précontentieuse infructueuse, au cours de laquelle l’État membre a maintenu sa position, la Commission a saisi la Cour de justice. Elle soutenait que la nouvelle législation méconnaissait le caractère complémentaire des allocations familiales statutaires, violant ainsi les articles 67, paragraphe 2, et 68, alinéa 2, du statut des fonctionnaires, ainsi que l’article 5 du traité CEE. La question juridique posée à la Cour était de savoir si un État membre peut, sans manquer à ses obligations, rendre ses propres allocations familiales subsidiaires à celles versées au titre du statut des fonctionnaires, et s’il peut procéder à une telle modification sans consultation préalable des institutions communautaires. La Cour de justice a constaté le manquement de l’État membre. Elle juge que le caractère complémentaire des allocations familiales statutaires, fondé sur un règlement directement applicable, s’impose aux États membres et ne peut être contredit par une législation nationale. Elle précise toutefois la portée de cette obligation, qui ne vaut que dans des situations comparables, notamment lorsque le droit aux prestations nationales découle d’une activité salariée. La Cour a également retenu un manquement distinct à l’obligation de coopération loyale, l’État membre ayant modifié une pratique établie sans consulter les institutions concernées.
L’analyse de la décision révèle l’affirmation de la force obligatoire du droit statutaire communautaire (I), dont la portée est néanmoins précisément délimitée par la Cour, qui sanctionne par ailleurs une violation du devoir de coopération (II).
I. La force obligatoire du statut des fonctionnaires face aux législations nationales
La Cour de justice consacre la primauté du régime statutaire des allocations familiales en le qualifiant de norme communautaire contraignante pour les États membres. Elle affirme ainsi la prééminence du droit statutaire (A) tout en rejetant l’argument selon lequel il s’agirait d’une simple règle interne à l’administration communautaire (B).
A. L’affirmation de la primauté du droit statutaire
La Cour rappelle avec force la nature juridique du statut des fonctionnaires et du régime applicable aux autres agents. Ces textes ont été établis par un règlement du Conseil, acte qui, en vertu de l’article 189 du traité CEE, « a une portée générale, est obligatoire dans tous ses elements et directement applicable dans tout etat membre ». Il en découle logiquement que les dispositions statutaires ne produisent pas seulement des effets dans l’ordre interne de l’administration communautaire. Elles créent également des obligations pour les États membres lorsque leur concours est nécessaire à leur mise en œuvre.
En l’espèce, l’article 67, paragraphe 2, du statut prévoit que les fonctionnaires doivent déclarer les allocations de même nature perçues par ailleurs, celles-ci venant en déduction des allocations versées par les Communautés. Cette disposition établit un caractère complémentaire aux allocations statutaires. Pour la Cour, ce caractère s’impose aux États membres car il trouve son fondement dans une disposition réglementaire. Une législation nationale ne peut donc y déroger en inversant la charge des prestations. La législation de l’État défendeur, qui prévoit expressément que les prestations communautaires sont déduites des prestations nationales, méconnaît donc directement cette règle.
B. Le rejet d’une interprétation purement interne
L’État membre mis en cause soutenait que l’article 67, paragraphe 2, du statut constituait une simple règle anti-cumul à usage interne, visant à éviter un double paiement, sans créer d’obligation à sa charge. La Cour écarte cette thèse en se plaçant sur le terrain de la finalité et de l’effectivité de la norme. Elle observe que le but de cette disposition est de régler les conflits potentiels entre le régime communautaire et les divers régimes nationaux.
Si la solution de ces conflits était laissée à la discrétion de chaque législateur national, des solutions divergentes apparaîtraient, créant une inégalité de traitement entre les fonctionnaires selon le lieu d’exercice de leur activité ou de celle de leur conjoint. La règle de l’article 67, paragraphe 2, assure une solution uniforme en établissant la subsidiarité du régime communautaire. Pour que cette uniformité soit garantie, il est impératif que les États membres respectent le caractère complémentaire des allocations statutaires. Ainsi, la limitation de la charge financière des Communautés, bien que conséquence de la règle, n’est pas son unique objectif ; c’est avant tout la cohérence du système qui est recherchée.
Après avoir solidement ancré le principe de l’obligation pour les États membres de respecter la règle de priorité implicite du statut, la Cour s’attache à en définir les contours précis.
II. La délimitation de la portée de l’obligation et la sanction du manquement au devoir de coopération
Si le principe de la primauté du statut est clairement affirmé, sa mise en œuvre est conditionnée. La Cour circonscrit l’obligation de l’État membre à des situations spécifiques (A) et sanctionne, sur un fondement autonome, le non-respect par l’État de son devoir de coopération loyale (B).
A. Une application conditionnée à la nature de l’activité professionnelle
La Cour ne se contente pas de poser un principe général mais procède à une analyse fine du champ d’application de l’article 67, paragraphe 2. Elle le replace dans son contexte, celui de la rémunération des fonctionnaires définie à l’article 62 du statut. Les allocations familiales en sont une composante, liée au rapport d’emploi. Par conséquent, la règle de conflit ne doit s’appliquer que « lorsqu’ il existe, par rapport a l’ etat membre (…), un lien comparable aux situations ouvrant droit a la perception d’ allocations statutaires ».
Ce lien comparable est, dans la conception du statut, une activité professionnelle salariée. La Cour en tire une distinction capitale : l’obligation pour l’État membre de verser ses allocations en priorité ne s’impose que lorsque le droit à ces prestations nationales est ouvert en raison d’une activité salariée. C’est le cas si le conjoint du fonctionnaire exerce une telle activité sur le territoire de l’État membre, ou si le fonctionnaire lui-même y exerce une activité salariée à temps partiel. En revanche, l’article 67, paragraphe 2, « ne trouve pas a s’ appliquer dans des situations (…) ou le conjoint du fonctionnaire exerce sur le territoire d’ un etat membre une activite de travail independant ». Dans cette seconde hypothèse, l’État membre n’est pas tenu de verser ses prestations par priorité, et la charge incombe donc au régime communautaire.
B. La sanction du défaut de consultation au titre de la coopération loyale
Indépendamment du manquement au statut, la Cour examine le grief tiré de la violation de l’article 5 du traité CEE, qui consacre le devoir de coopération loyale. Elle constate que l’État défendeur a modifié une pratique antérieure constante, ayant un effet direct sur l’application du statut, sans engager de consultations préalables avec les institutions concernées.
La Cour juge qu’une telle démarche unilatérale méconnaît « le devoir de cooperation qui doit regir les relations entre la communaute et ses etats membres ». Sans même avoir à se prononcer sur l’applicabilité des dispositions spécifiques du protocole sur les privilèges et immunités, elle fonde sa décision sur le principe général de coopération loyale. Ce faisant, elle rappelle aux États membres qu’ils ne sauraient légiférer dans des domaines affectant l’ordre juridique communautaire et le fonctionnement de ses institutions sans un dialogue préalable, en particulier lorsqu’une telle législation met fin à une pratique de longue date qui assurait une application cohérente du droit communautaire. Le manquement est donc double : matériel, pour la violation du statut, et procédural, pour la violation du devoir de coopération.