Par un arrêt rendu dans l’affaire 193/85, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de la fiscalité intérieure au regard des règles de libre circulation des marchandises. Saisie à titre préjudiciel par une juridiction italienne, la Cour était amenée à se prononcer sur la compatibilité avec le droit communautaire d’un impôt de consommation national frappant les bananes.
En l’espèce, une société coopérative spécialisée dans le mûrissement de bananes avait importé en Italie des fruits originaires d’un pays tiers, après leur mise en libre pratique dans un autre État membre. L’administration fiscale italienne lui avait appliqué un impôt de consommation, prévu par sa législation pour une série de produits. La production nationale de bananes étant extrêmement faible, cette taxe pesait en réalité quasi exclusivement sur les produits importés. L’entreprise importatrice a alors formé un recours en restitution de l’impôt devant le Tribunale di Milano, soutenant que la taxe était contraire au traité CEE. La juridiction de renvoi, incertaine quant à l’interprétation des dispositions pertinentes, a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Elle cherchait à déterminer si la taxe litigieuse devait être qualifiée de taxe d’effet équivalant à un droit de douane, interdite par les articles 9 et 12 du traité, ou d’imposition intérieure au sens de l’article 95. Dans cette seconde hypothèse, il s’agissait de savoir si elle constituait une mesure discriminatoire ou protectrice, et si l’article 95 s’appliquait également aux produits originaires de pays tiers en libre pratique.
Le problème de droit soulevé consistait donc à déterminer les critères de distinction entre une taxe d’effet équivalent et une imposition intérieure, et à clarifier le champ d’application matériel et territorial de l’interdiction des impositions intérieures discriminatoires. Il s’agissait de savoir si une taxe frappant un produit quasi exclusivement importé échappait à la qualification de taxe d’effet équivalent, et si les garanties de l’article 95 bénéficiaient aux marchandises non originaires de la Communauté mais régulièrement intégrées à son marché.
La Cour de justice répond qu’une telle imposition « ne constitue pas une taxe d’effet équivalant a un droit de douane (…) si elle s’integre dans un systeme general de redevances interieures ». Elle juge ensuite que l’article 95, alinéa 2, « s’oppose a un impot de consommation frappant certains fruits importes des lors qu’il est susceptible de proteger la production nationale de fruits ». Enfin, et de manière décisive, elle affirme que l’article 95 « vise tous les produits en provenance des etats membres, y compris les produits originaires de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans les etats membres ».
L’analyse de la Cour pour qualifier l’imposition de mesure fiscale intérieure mérite d’être examinée (I), avant d’étudier les motifs pour lesquels elle conclut à son incompatibilité avec le traité en retenant une conception large de l’interdiction de la discrimination (II).
I. La qualification confirmée d’imposition intérieure en dépit d’une production nationale quasi inexistante
La Cour, pour déterminer la nature de la taxe, écarte une analyse factuelle au profit d’un critère juridique systémique, confirmant ainsi sa jurisprudence antérieure.
A. Le rappel de la distinction classique entre taxe d’effet équivalent et imposition intérieure
La Cour rappelle avec constance la ligne de partage entre les deux qualifications. Elle énonce que l’interdiction des taxes d’effet équivalent « vise toute taxe exigee a l’ occasion ou en raison de l’ importation et qui, frappant specifiquement un produit importe, a l’ exclusion du produit national similaire, a pour resultat, en alterant son prix de revient, d’ avoir sur la libre circulation des marchandises la meme incidence restrictive qu’ un droit de douane ». La distinction repose donc sur le fait générateur de la taxe. Une taxe perçue en raison du franchissement de la frontière sur un produit importé, sans équivalent pour le produit national, relève des articles 9 et 12 du traité. En revanche, une imposition qui frappe indifféremment les produits selon leur origine est une mesure de fiscalité intérieure relevant de l’article 95.
B. L’application du critère du système général de redevances au-delà de l’apparence
L’originalité de l’affaire tenait à l’absence de production nationale significative, ce qui pouvait suggérer une requalification en taxe d’effet équivalent. La Cour écarte cette approche en mobilisant un critère plus subtil. Elle considère qu’une charge fiscale, même en l’absence de produit national identique, « ne constitue pas une taxe d’ effet equivalent, mais une imposition interieure au sens de l’ article 95 du traite, si elle releve d’ un regime general de redevances interieures apprehendant systematiquement des categories de produits selon des criteres objectifs appliques independamment de l’ origine des produits ». En l’espèce, l’impôt sur les bananes s’insérait dans un ensemble de taxes de consommation régies par des règles communes. La Cour en déduit qu’il s’agit d’une imposition intérieure dont la compatibilité doit être examinée au regard de l’article 95. Cette solution privilégie une approche systémique pour la qualification, reportant l’analyse de l’effet potentiellement discriminatoire au stade de l’examen de fond.
II. L’appréciation extensive de l’interdiction de la discrimination fiscale
Une fois la taxe qualifiée d’imposition intérieure, la Cour en examine la conformité à l’article 95 en adoptant une interprétation large de ses conditions d’application, tant matérielles que géographiques.
A. La caractérisation d’un rapport de concurrence au service de la protection de la production nationale
La Cour examine si la taxe est conforme à l’article 95. Elle écarte l’application de son premier alinéa, constatant que les bananes et les fruits de table typiques de la production italienne ne sont pas des produits similaires. Elle se tourne alors vers le second alinéa, qui « a pour fonction d’ apprehender toute forme de protectionnisme fiscal indirect dans le cas de produits qui, sans etre similaires (…), se trouvent neanmoins dans un rapport de concurrence, meme partielle, indirecte ou potentielle ». La Cour considère que les bananes, en offrant un choix alternatif aux consommateurs, se trouvent dans un tel rapport de concurrence avec les fruits de production nationale. Dès lors, l’impôt litigieux, qui ne frappe pas ces fruits nationaux et dont le taux élevé diminue la consommation potentielle du produit importé, revêt bien un caractère protecteur prohibé par le traité.
B. L’assimilation fondamentale des produits en libre pratique aux produits communautaires
La Cour répond enfin à la question cruciale de la portée de l’article 95. Cet article ne mentionne que les produits « des autres etats membres ». La juridiction de renvoi demandait s’il s’appliquait aussi aux produits importés d’un pays tiers puis mis en libre pratique. La Cour de justice y répond par l’affirmative au terme d’un raisonnement systémique et téléologique. Elle rappelle que l’article 95 est le complément indispensable des dispositions sur l’union douanière, qui visent à « assurer la libre circulation des marchandises entre les etats membres dans des conditions normales de concurrence ». Or, le régime de la libre pratique a précisément pour objet d’assimiler « definitivement et totalement » les produits de pays tiers légalement importés aux produits originaires de la Communauté. Une interprétation de l’article 95 qui exclurait ces produits de son champ de protection créerait une rupture dans le système. En étendant la garantie de non-discrimination fiscale aux produits en libre pratique, la Cour assure la pleine cohérence de l’union douanière et l’intégrité du marché intérieur.