Un État membre a saisi la Cour de justice des Communautés européennes d’un recours en annulation contre une décision de la Commission relative à l’apurement des comptes du Fonds européen d’orientation et de garantie agricole. La Commission avait refusé de prendre en charge des dépenses liées au secteur laitier, estimant que des transferts de quantités de référence entre la vente directe et la livraison en laiterie avaient été opérés en violation du droit communautaire. Le litige portait sur des producteurs qui, bien que titulaires de deux quantités de référence distinctes, n’avaient pas exercé simultanément les deux activités de commercialisation au cours de la campagne concernée. La Commission soutenait que le bénéfice du transfert temporaire était subordonné à l’exercice effectif et concomitant des deux activités, alors que l’État membre considérait que la simple titularité de deux quotas suffisait. Le problème de droit soulevé consistait donc à déterminer si l’article 6 bis du règlement n° 857/84 exigeait qu’un producteur laitier exerce effectivement et simultanément une activité de vente directe et une activité de livraison en laiterie pour pouvoir transférer une quantité de référence de l’une à l’autre. En réponse, la Cour a jugé que cette disposition ne comportait pas une telle exigence, annulant par conséquent la décision de la Commission. Le raisonnement des juges repose sur une interprétation littérale et téléologique du texte, laquelle assure une application cohérente du régime des quotas laitiers.
L’analyse de la Cour clarifie les conditions d’application du mécanisme de transfert des quotas laitiers en privilégiant une approche fonctionnelle (I), ce qui a pour effet de renforcer la souplesse accordée aux producteurs dans la gestion de leur activité (II).
I. La clarification des conditions du transfert de quantités de référence laitières
La Cour, pour fonder sa décision, écarte d’abord une condition d’activité simultanée non prévue par les textes (A) avant de consacrer une interprétation finaliste du mécanisme de transfert (B).
A. Le rejet d’une interprétation restrictive fondée sur une condition d’activité simultanée
La Commission défendait une vision stricte des conditions de transfert entre les quantités de référence. Selon elle, le mécanisme prévu par l’article 6 bis du règlement n° 857/84 ne pouvait bénéficier qu’à un producteur procédant « effectivement à des ventes directes et à des livraisons en laiterie pendant la campagne en cause ». Cette position revenait à ajouter au texte une condition d’exercice effectif et simultané des deux modes de commercialisation. La Cour de justice rejette cette argumentation en s’appuyant sur une lecture rigoureuse de la disposition.
Elle relève en effet que « le libellé même de l’article 6 bis du règlement n° 857/84 fait apparaître que le champ d’application de cette disposition ne saurait être limité à l’hypothèse où le producteur en cause […] exerce effectivement ces deux activités au cours de la même période de douze mois ». En se fondant sur la lettre du texte, la Cour refuse d’admettre une condition qui n’y figure pas explicitement. La disposition vise les producteurs « disposant » de deux quantités de référence, et non ceux qui les « utilisent » simultanément. Cette approche littérale garantit la sécurité juridique en s’en tenant aux critères clairement établis par le législateur communautaire, sans permettre à la Commission d’en restreindre la portée par voie d’interprétation.
B. La consécration d’une interprétation conforme aux objectifs du règlement
Au-delà de l’argument textuel, la Cour justifie sa solution par une analyse de la finalité de la norme. L’article 6 bis a pour objectif de permettre aux producteurs « de faire face à une modification de leurs besoins de commercialisation ». Or, une telle modification peut avoir des effets qui s’étendent sur plusieurs campagnes. Un producteur peut, par exemple, décider de suspendre temporairement ses ventes directes pour des raisons conjoncturelles sans pour autant vouloir abandonner définitivement ce mode de commercialisation.
Adopter la position de la Commission reviendrait à priver ces producteurs de la flexibilité voulue par le règlement. La Cour souligne que la réalisation de l’objectif de la disposition « ne serait pas entièrement assurée si l’article 6 bis était interprété en ce sens que seraient exclus de son champ d’application les producteurs ne réalisant pas effectivement, au cours d’une même campagne, à la fois des ventes directes et des livraisons en laiterie ». En liant le bénéfice du transfert à la seule détention de deux quotas, la Cour assure la pleine efficacité du mécanisme, permettant une adaptation souple des stratégies commerciales des exploitants agricoles. Cette interprétation est d’autant plus cohérente qu’elle distingue clairement cette situation d’une cessation définitive d’activité, régie par d’autres dispositions plus contraignantes.
II. Le renforcement de la flexibilité du producteur au sein du régime des quotas laitiers
La solution retenue par la Cour emporte des conséquences significatives, d’une part en affirmant la primauté de la liberté d’adaptation du producteur (A), et d’autre part en offrant un exemple de la méthode d’interprétation pragmatique du droit agricole communautaire (B).
A. La primauté de la liberté d’adaptation du producteur
En validant la possibilité pour un producteur de transférer une quantité de référence même en cas de suspension temporaire de l’une de ses activités, la Cour fait prévaloir une logique économique sur une approche administrative rigide. La décision reconnaît implicitement que la gestion d’une exploitation agricole requiert une capacité d’adaptation aux fluctuations du marché. Exiger un exercice simultané des deux activités aurait constitué une contrainte disproportionnée, pénalisant les producteurs pour des choix de gestion rationnels.
La valeur de cet arrêt réside dans sa contribution à un équilibre entre les objectifs de maîtrise de la production laitière, qui justifient le système des quotas, et la nécessaire liberté économique des opérateurs. En refusant d’enfermer les producteurs dans un cadre trop strict, la Cour rappelle que les instruments de politique agricole commune doivent être mis en œuvre de manière à ne pas entraver inutilement l’activité économique qu’ils visent à encadrer. La décision protège ainsi le producteur contre une application excessivement formaliste de la réglementation, qui aurait ignoré les réalités pratiques de la commercialisation des produits agricoles.
B. La portée d’une solution attachée à un cadre réglementaire spécifique
La portée de cet arrêt doit cependant être appréciée avec mesure. La solution est directement liée à l’interprétation d’une disposition précise du régime des quotas laitiers, un système qui a lui-même été profondément réformé puis abandonné en 2015. En ce sens, la décision constitue avant tout un arrêt d’espèce, réglant un contentieux technique dans un cadre réglementaire aujourd’hui disparu. Son influence directe sur le droit positif actuel est donc limitée.
Toutefois, la portée de l’arrêt peut également s’analyser au regard de la méthode d’interprétation employée par la Cour. En combinant les approches littérale, téléologique et systémique pour aboutir à une solution pragmatique et économiquement cohérente, la Cour offre un exemple durable de son office de régulateur des politiques communes. L’arrêt illustre la manière dont le juge communautaire assure la cohérence du droit dérivé et veille à ce que son application par les institutions ne compromette pas les objectifs poursuivis par le législateur. En cela, même si son objet est devenu historique, la décision conserve une valeur illustrative quant au raisonnement juridique appliqué aux contentieux économiques et administratifs au sein de l’Union européenne.