Par un arrêt du 8 juillet 1992, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la compatibilité d’une législation nationale, interdisant l’importation de médicaments par des particuliers pour leurs besoins personnels, avec les dispositions du traité CEE relatives à la libre circulation des marchandises.
En l’espèce, une réglementation d’un État membre prohibait l’introduction sur son territoire de médicaments soumis à agrément ou enregistrement, sauf exceptions limitativement énumérées. La Commission des Communautés européennes, estimant cette interdiction contraire au droit communautaire, a engagé une procédure en manquement à l’encontre de cet État.
La Commission a d’abord mis l’État en demeure de présenter ses observations, puis a émis un avis motivé. Face à l’absence de mise en conformité de la législation nationale, elle a saisi la Cour de justice. Ses conclusions finales visaient à faire constater que l’interdiction d’importer, pour des besoins personnels, des médicaments uniquement délivrés sur ordonnance dans l’État d’importation mais régulièrement prescrits par un médecin et achetés en pharmacie dans un autre État membre, constituait une violation de l’article 30 du traité CEE. L’État membre défendeur soutenait pour sa part que cette mesure était justifiée par des raisons de protection de la santé et de la vie des personnes, conformément à l’article 36 du traité.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si une interdiction générale d’importation de médicaments par des particuliers, même prescrits et délivrés légalement dans un autre État membre, pouvait être considérée comme une mesure nécessaire et proportionnée à la protection de la santé publique au sens de l’article 36 du traité, ou si elle constituait une entrave injustifiée à la libre circulation des marchandises garantie par l’article 30.
La Cour de justice a jugé que l’État membre avait manqué à ses obligations. Elle a estimé qu’une telle interdiction constituait une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’importation, et que celle-ci ne pouvait être justifiée par l’article 36 du traité, car elle n’était pas indispensable à la protection de la santé et de la vie des personnes, des mesures moins restrictives pour les échanges intracommunautaires pouvant assurer une protection aussi efficace. L’analyse de la Cour confirme ainsi le caractère fondamental du principe de libre circulation tout en délimitant strictement les conditions de sa dérogation.
Il convient donc d’étudier la qualification de la mesure nationale en tant qu’obstacle prohibé à la libre circulation (I), avant d’examiner le contrôle rigoureux exercé par la Cour sur la proportionnalité de la justification sanitaire avancée par l’État membre (II).
I. La qualification de l’interdiction d’importation en entrave à la libre circulation
La Cour commence son raisonnement par qualifier sans équivoque la réglementation nationale de mesure d’effet équivalant à une restriction à l’importation (A), puis elle écarte la justification tirée de la protection de la santé publique en s’appuyant sur l’harmonisation communautaire déjà réalisée (B).
A. La reconnaissance d’une mesure d’effet équivalant
La Cour rappelle d’emblée sa jurisprudence constante selon laquelle une interdiction d’importation constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative au sens de l’article 30 du traité. En l’espèce, la législation nationale, en prohibant l’introduction de médicaments sur son territoire par des particuliers, entrave directement les échanges intracommunautaires de marchandises. Cette qualification, admise par l’État défendeur lui-même, ne faisait guère de doute et s’inscrit dans une conception large de la notion de mesure d’effet équivalent établie depuis plusieurs décennies. La mesure litigieuse, en empêchant un particulier de se procurer un produit légalement commercialisé dans un autre État membre, cloisonne le marché national et contrevient à l’objectif d’établissement d’un marché unique.
Le litige se déplace donc logiquement sur le terrain des dérogations prévues par le traité. L’interdiction étant établie, sa compatibilité avec le droit communautaire dépend entièrement de la possibilité de la justifier au regard de l’article 36. C’est à l’examen de cette justification que la Cour consacre l’essentiel de son analyse, en soulignant que de telles dérogations doivent être interprétées strictement.
B. Le rejet de la justification sanitaire au regard des garanties offertes par l’harmonisation
L’État membre invoquait la protection de la santé et de la vie des personnes pour justifier sa législation. La Cour, tout en reconnaissant que cet objectif « occupe le premier rang » parmi les intérêts protégés par l’article 36, vérifie si la mesure est réellement nécessaire. Elle constate que l’harmonisation communautaire, bien qu’incomplète, offre déjà des garanties suffisantes. D’une part, la directive 65/65/CEE subordonne la mise sur le marché d’une spécialité pharmaceutique à une autorisation, délivrée uniquement si le produit n’est pas nocif dans des conditions normales d’emploi et si son effet thérapeutique est démontré. Les médicaments en cause, étant autorisés dans les deux États membres concernés, ne peuvent donc être considérés comme dangereux en soi.
D’autre part, la Cour s’appuie sur les directives relatives à la reconnaissance mutuelle des diplômes et à la coordination des conditions d’exercice des professions de médecin et de pharmacien. Se référant à son arrêt antérieur dans l’affaire *Schumacher*, elle affirme que « l’achat d’un médicament dans la pharmacie d’un autre État membre donne une garantie équivalant à celle qui résulterait de la vente du médicament par une pharmacie de l’État membre où le médicament est importé ». Par un raisonnement symétrique, elle étend cette logique à la prescription médicale, considérant qu’elle offre également une garantie équivalente du fait de l’harmonisation de la profession de médecin. Dès lors, le système de double contrôle par un médecin et un pharmacien, même établis dans un autre État membre, est jugé suffisamment protecteur pour la santé publique.
Après avoir écarté le principe même d’une justification fondée sur un prétendu défaut de garanties dans l’État d’exportation, la Cour procède à un examen détaillé des arguments plus concrets de l’État défendeur, les soumettant à un test de proportionnalité rigoureux.
II. Le contrôle strict de la proportionnalité des motifs sanitaires invoqués
La Cour de justice procède à une analyse approfondie des arguments pratiques soulevés par l’État membre pour démontrer leur caractère disproportionné (A), ce qui la conduit à affirmer la primauté d’une approche conciliant les contrôles sanitaires avec le respect des droits fondamentaux (B).
A. L’insuffisance des arguments pratiques face à l’exigence de proportionnalité
L’État défendeur avançait plusieurs risques concrets pour justifier l’interdiction : la difficulté pour le patient de comprendre une notice rédigée dans une langue étrangère, l’éloignement du médecin prescripteur et du pharmacien rendant le suivi médical difficile, et le risque d’une utilisation abusive des ordonnances. La Cour réfute méthodiquement chacun de ces arguments. Elle estime que le médecin ou le pharmacien de l’État d’exportation peuvent, lors de la délivrance du médicament, « pallier les insuffisances » de l’étiquetage en fournissant les conseils nécessaires au patient. De plus, elle considère que l’éloignement des professionnels de santé ne fait pas obstacle à un suivi médical, lequel peut s’organiser « le cas échéant grâce au concours d’un confrère établi dans l’État membre d’importation ».
Concernant le risque d’utilisations multiples d’une même ordonnance, la Cour relève que la pratique de l’apposition d’un cachet par le pharmacien est courante dans les États membres et que l’État défendeur n’a fourni aucun élément concret sur des abus avérés. Par cette analyse, la Cour signifie qu’un risque purement hypothétique ou général ne suffit pas à justifier une mesure aussi restrictive que l’interdiction totale d’importer. La charge de la preuve de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure incombe à l’État qui l’invoque, et cette preuve doit être étayée par des éléments précis et concrets.
B. La conciliation des contrôles sanitaires avec le respect des droits fondamentaux
L’un des arguments les plus notables de l’État défendeur était l’impossibilité de contrôler les quantités importées sans porter une atteinte disproportionnée au secret de la vie privée et au secret médical. La Cour saisit cette occasion pour rappeler que ces droits « constituent des droits fondamentaux protégés par l’ordre juridique communautaire ». Toutefois, elle précise que « ces droits n’apparaissent toutefois pas comme des prérogatives absolues, mais peuvent comporter des restrictions ». Une telle restriction est admissible si elle répond à un objectif d’intérêt général, tel que la protection de la santé, et ne constitue pas une intervention démesurée.
La Cour conclut qu’il est loisible aux autorités nationales de mettre en place des contrôles, à condition que ceux-ci soient aménagés pour respecter les droits fondamentaux. Elle reproche à l’État défendeur de n’avoir apporté aucun élément démontrant l’impossibilité de concevoir de tels contrôles proportionnés. Pour renforcer son propos, la Cour utilise un argument décisif en soulignant l’incohérence de la législation nationale elle-même. En effet, cette dernière autorise déjà l’importation de médicaments par des particuliers dans d’autres circonstances, comme lors d’un voyage, sans que les difficultés de contrôle ou les risques pour la santé ne soient jugés rédhibitoires. Cette contradiction interne achève de démontrer que l’interdiction générale contestée était bien démesurée par rapport à l’objectif poursuivi.