Un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel en application de l’article 177 du traité CEE offre l’occasion de préciser l’articulation entre le droit communautaire naissant et les engagements internationaux antérieurs des États membres. En l’espèce, le capitaine d’un navire de pêche battant pavillon espagnol a fait l’objet de poursuites pénales pour avoir pratiqué la pêche dans la zone des six à douze milles marins des côtes françaises sans détenir la licence de pêche requise par un règlement du Conseil. Le prévenu invoquait le bénéfice d’un accord franco-espagnol de 1967 qui, selon lui, lui accordait un droit de pêche permanent dans cette zone.
Le tribunal de grande instance de Bayonne, en première instance, a prononcé la relaxe. La cour d’appel de Pau a confirmé ce jugement, considérant que l’accord bilatéral de 1967 était toujours en vigueur et que le règlement communautaire, non communiqué préalablement à l’Espagne, créait une restriction rigoureuse et discriminatoire au détriment des pêcheurs espagnols. Le procureur général a alors formé un pourvoi en cassation, soutenant que la compétence pour réglementer la pêche avait été transférée à la Communauté et que les règlements adoptés dans ce cadre se substituaient à la législation nationale et aux accords antérieurs, constituant une nouvelle réglementation de l’exercice du droit de pêche. Saisie du litige, la Cour de cassation a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur la validité du règlement communautaire au regard des engagements internationaux antérieurs de la France, et sur son opposabilité aux ressortissants espagnols.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si un règlement communautaire instaurant un régime de conservation des ressources de la mer, notamment par un système de quotas et de licences, pouvait prévaloir sur un accord bilatéral antérieur conclu entre un État membre et un État tiers accordant des droits de pêche à ses ressortissants. La Cour de justice répond par l’affirmative, jugeant que l’examen de la question n’a révélé aucun élément de nature à affecter la validité du règlement et que ses dispositions sont pleinement opposables aux ressortissants espagnols. Cette solution consacre la substitution de l’ordre juridique communautaire aux engagements internationaux des États membres dans les matières où la compétence de la Communauté a été exercée.
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**I. La substitution du droit communautaire aux engagements internationaux antérieurs**
La Cour fonde sa décision sur le transfert de compétence opéré au profit de la Communauté en matière de conservation des ressources de la mer. Cette substitution s’appuie d’une part sur l’affirmation d’une compétence communautaire exclusive (A), et d’autre part sur la mise en œuvre progressive d’un nouveau cadre juridique en collaboration avec l’État tiers concerné (B).
**A. L’affirmation de la compétence communautaire exclusive en matière de conservation des ressources de la mer**
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la Communauté dispose du pouvoir interne de prendre toute mesure pour la conservation des ressources biologiques de la mer, et par extension, de la compétence pour contracter des engagements internationaux à cette fin. Si les États membres pouvaient, à titre transitoire, conserver une compétence pour conclure des accords internationaux, cette faculté était destinée à s’éteindre à mesure que la Communauté exercerait pleinement ses attributions. La Cour souligne que la Convention de Londres de 1964, sur laquelle se fondait l’accord franco-espagnol, anticipait elle-même cette évolution.
En effet, il est relevé que « les parties a la convention de londres connaissaient L ‘ existence D ‘ engagements mutuels en matiere de peche , assumes dans le cadre de la communaute par les etats membres de celle-ci , et qu ‘ elles avaient admis le principe de mesures de conservation ». Ces parties ne pouvaient donc ignorer que la compétence pour édicter de telles mesures serait, à terme, exercée par les institutions communautaires. La résolution du Conseil du 3 novembre 1976, étendant la zone de pêche communautaire à 200 milles, a marqué le moment décisif de cet exercice de compétence, rendant l’exploitation des ressources par les navires de pays tiers dépendante d’accords conclus avec la Communauté.
**B. La consécration d’un ordre juridique nouveau par la collaboration avec l’État tiers**
La Cour ne se contente pas de constater un transfert de compétence abstrait ; elle détaille le processus par lequel le nouveau régime s’est substitué à l’ancien. Cette substitution n’a pas été une imposition unilatérale, mais s’est inscrite dans le cadre de relations continues et de négociations avec l’Espagne, initiées dès décembre 1976. Les règlements intérimaires, dont celui contesté en l’espèce, ont été adoptés « en attendant la conclusion des accords de peche en cours de negociation avec ces pays ».
La Cour prend soin de noter la collaboration des autorités espagnoles tout au long de cette période transitoire. Celles-ci ont participé à la mise en œuvre du régime, notamment en transmettant les listes de demandes de licences et en assurant leur répartition. Cette coopération a culminé avec la signature de l’accord de pêche CEE-Espagne, dont le gouvernement espagnol a lui-même déclaré qu’il se substituait aux accords bilatéraux antérieurs. Ces « rapports, consacrés par L ‘ accord de peche conclu entre la communaute et L ‘ espagne », ont progressivement remplacé les engagements préexistants, légitimant ainsi l’application du régime communautaire intérimaire aux pêcheurs espagnols avant même l’entrée en vigueur formelle du nouvel accord.
**II. La portée de la primauté du droit communautaire sur les droits de pêche conventionnels**
La validité du règlement communautaire étant établie, la Cour en tire les conséquences quant à son application effective. Elle justifie la nature des mesures prises comme un instrument de gestion non discriminatoire (A), ce qui conduit à affirmer l’inopposabilité des droits issus d’accords bilatéraux antérieurs (B).
**A. La justification du régime de licences comme instrument de gestion non discriminatoire**
La cour d’appel de Pau avait estimé que le système de licences était discriminatoire, car il ne s’appliquait pas aux navires des pays de la Communauté. La Cour de justice écarte cet argument en expliquant la finalité du mécanisme. Le système de licences n’est pas une sanction mais une modalité de contrôle indispensable à l’efficacité des quotas de capture alloués aux navires de pays tiers.
La Cour explique qu’« un tel systeme de licences N ‘ est rien D ‘ autre qu ‘ un moyen necessaire a L ‘ efficacite du systeme des quotas de capture », car le contrôle des prises des navires de pays tiers ne peut être effectué dans les ports côtiers, ces navires retournant généralement à leurs ports d’origine. L’introduction de ce système n’était donc « pas, en elle-meme, de nature a defavoriser les pecheurs espagnols par rapport aux pecheurs relevant de la communaute, soumis, eux aussi, a des quotas de capture ». La différence de traitement repose ainsi sur une différence de situation objective, et non sur une discrimination fondée sur la nationalité.
**B. L’inopposabilité des accords bilatéraux antérieurs comme conséquence de la compétence externe de la Communauté**
La conclusion de la Cour est sans équivoque : le nouveau cadre juridique prime sur l’ancien. Le régime intérimaire mis en place par la Communauté s’est inséré dans un processus d’élaboration de nouvelles relations avec l’Espagne, rendues nécessaires par l’évolution du droit international de la mer et l’urgence de la conservation des ressources. Ces nouvelles relations, développées avec le concours des autorités espagnoles, se sont substituées aux engagements internationaux qui existaient antérieurement entre certains États membres, comme la France, et l’Espagne.
Par conséquent, « les pecheurs espagnols ne sauraient se prevaloir des engagements internationaux anterieurs entre la france et L ‘ espagne contre L ‘ application des reglements interimaires etablis par la communaute ». Cette affirmation illustre un principe fondamental du droit communautaire : lorsqu’une compétence a été transférée à la Communauté et que celle-ci l’a exercée, les États membres perdent le droit d’agir unilatéralement, et les accords qu’ils avaient pu conclure cessent de produire leurs effets s’ils sont incompatibles avec le droit communautaire. La validité du règlement N° 2160/77 est donc confirmée, et son opposabilité aux ressortissants espagnols, totale.