Par un arrêt du 8 février 1982, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de la libre circulation des marchandises face aux réglementations nationales invoquant la protection de la santé. En l’espèce, un État membre soumettait les importations de lait et de crème traités par le procédé à ultra-haute température (UHT) à un régime d’autorisation préalable. Ce régime imposait non seulement l’obtention d’une licence d’importation, mais également une obligation pour les distributeurs de ne commercialiser que du lait conditionné dans une laiterie agréée sur le territoire national, ce qui impliquait un retraitement du lait importé. De plus, une interdiction totale de vente de ces produits était en vigueur dans une partie du territoire de cet État. Saisie par la Commission d’un recours en manquement au titre de l’article 169 du traité CEE, la Cour était amenée à se prononcer sur la compatibilité de ces mesures avec l’article 30 du traité. L’État membre soutenait que ces dispositions, nécessaires à la protection de la santé humaine et animale, échappaient à l’interdiction des mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives. Durant l’instance, une modification de la législation dans la région initialement soumise à une interdiction totale a conduit la Commission à vouloir étendre son recours, soulevant une question de recevabilité. Le problème de droit essentiel était donc de déterminer si des mesures nationales consistant en un système de licence d’importation et une obligation de reconditionnement, tout en constituant des entraves au commerce, pouvaient être justifiées par des raisons de protection de la santé publique au sens de l’article 36 du traité. La Cour de justice a jugé que ces mesures constituaient bien des mesures d’effet équivalent prohibées par l’article 30. Elle a estimé qu’elles n’étaient pas justifiées au regard de l’article 36, car elles étaient disproportionnées par rapport à l’objectif de protection de la santé. La Cour a également déclaré irrecevables les conclusions additionnelles de la Commission relatives à la nouvelle législation. La décision se distingue ainsi par la rigueur de son application des règles de procédure et des principes de la libre circulation (I), tout en encadrant strictement le recours par les États membres aux dérogations pour motifs de santé publique (II).
I. La consolidation des principes de la libre circulation des marchandises
La Cour de justice réaffirme avec force les règles fondamentales gouvernant le marché intérieur, tant sur le plan procédural en délimitant l’objet du litige (A), que sur le fond en confirmant une conception large de l’interdiction des entraves aux échanges (B).
A. La délimitation rigoureuse de l’objet du recours en manquement
La Cour a été confrontée à une modification de la législation nationale en cours de procédure et a dû statuer sur la possibilité pour la Commission d’étendre ses griefs. La réponse de la Cour est négative, au nom du respect des garanties procédurales accordées à l’État membre mis en cause. Elle énonce que « la lettre de mise en demeure adressée par la commission à L’etat membre puis L’avis motive emis par la commission delimitent L’objet du litige et celui-ci ne peut plus , des lors , etre etendu ». En agissant de la sorte, la Cour assure la protection des droits de la défense de l’État défendeur. Ce dernier doit pouvoir présenter ses observations sur un ensemble de griefs clairement définis et stabilisés au stade de la procédure précontentieuse. L’avis motivé fige donc le cadre du débat juridictionnel, empêchant que le manquement reproché soit modifié ultérieurement. Cette solution garantit la sécurité juridique et la prévisibilité de la procédure, évitant qu’un État ne se voie condamné pour des manquements sur lesquels il n’a pu valablement se défendre.
B. La qualification extensive de mesure d’effet équivalent
La Cour confirme son interprétation extensive de la notion de mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative. Elle rappelle que celle-ci vise « toute reglementation commerciale des etats membres susceptible de faire obstacle directement ou indirectement , actuellement ou potentiellement , au commerce intracommunautaire ». Appliquant cette définition, la Cour constate que l’exigence d’une licence d’importation, même présentée comme une simple formalité, constitue une restriction prohibée. De même, l’obligation de reconditionner le lait UHT importé, en raison des coûts et délais qu’elle engendre, est analysée comme une entrave majeure. Le fait que cette obligation s’applique sans distinction formelle aux produits nationaux et importés est jugé sans pertinence. La Cour estime qu’une telle contrainte, impliquant un second traitement thermique, équivaut en pratique à une interdiction d’importer. En se concentrant sur les effets concrets de la réglementation sur les flux commerciaux, la Cour neutralise les mesures qui, sous couvert d’une application indifférenciée, désavantagent en réalité les produits en provenance d’autres États membres.
II. L’encadrement strict des dérogations fondées sur la protection de la santé
Après avoir qualifié les mesures de restrictions, la Cour examine leur éventuelle justification au regard de l’article 36 du traité. Elle exerce un contrôle approfondi de la nécessité et de la proportionnalité des mesures nationales, rejetant les arguments de l’État membre tant pour le système de licence (A) que pour l’obligation de retraitement (B).
A. Le rejet d’un système de licence jugé disproportionné
L’État membre justifiait le régime de licence par la nécessité de contrôler les importations pour des raisons de santé animale, notamment pour tracer les lots de lait en cas d’épizootie. La Cour, tout en admettant la légitimité de l’objectif de protection de la santé, contrôle si le moyen employé est proportionné. Elle constate qu’un système d’autorisation administrative préalable « comporte necessairement L’exercice D’un certain pouvoir discretionnaire et est la source D’insecurite juridique pour les operateurs economiques ». La Cour considère que des mesures moins contraignantes permettraient d’atteindre le même objectif. Elle suggère ainsi que les autorités nationales pourraient « se bornent a recueillir les renseignements qui leur sont utiles , par exemple , par la voie de declarations souscrites par les importateurs ». Cette approche illustre le contrôle de proportionnalité dans sa dimension la plus concrète : la Cour ne se contente pas de censurer la mesure, elle identifie une alternative viable qui concilie plus efficacement la libre circulation et la protection sanitaire. La simple existence d’une solution moins restrictive suffit à rendre la mesure nationale incompatible avec le traité.
B. La consécration du principe de confiance mutuelle
Face à l’obligation de retraitement et de reconditionnement, l’État membre invoquait la disparité des législations et l’impossibilité de vérifier la qualité sanitaire des produits dans l’État d’origine. La Cour rejette cette argumentation en s’appuyant sur le principe de confiance mutuelle. Elle relève que les méthodes de production du lait UHT sont similaires dans les États membres et que les contrôles effectués dans l’État d’origine offrent des garanties suffisantes. Par conséquent, l’État d’importation ne peut exiger un nouveau contrôle systématique. La Cour précise que « lorsqu ‘ une collaboration entre les autorites des etats membres permet de faciliter et D’alleger les controles aux frontieres , les autorites chargees des controles sanitaires doivent examiner si les documents de preuve … ne creent pas une presomption de conformite des marchandises importees ». L’État importateur doit donc se fier aux certificats délivrés par les autorités de l’État exportateur, quitte à procéder à des contrôles par sondages. En imposant cette collaboration, la Cour affirme qu’un État ne peut unilatéralement exiger le respect intégral de ses propres normes techniques et sanitaires lorsque des garanties équivalentes existent dans l’État de provenance. Cet arrêt constitue une application majeure du principe selon lequel un produit légalement fabriqué et commercialisé dans un État membre doit pouvoir circuler librement dans les autres.