Un arrêt rendu en assemblée plénière par la Cour de justice des Communautés européennes offre une clarification essentielle sur l’application des règles de litispendance définies par la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968. En l’espèce, une société autrichienne et une société italienne entretenaient des relations commerciales. À la suite de la rupture de ces relations, la société italienne a saisi le Tribunale civile e penale di Roma afin de faire constater la fin du contrat et l’absence de manquement de sa part. Postérieurement, la société autrichienne a engagé une action en paiement de factures impayées devant le Landesgericht Feldkirch, en Autriche. Elle invoquait la compétence de cette juridiction en se fondant non seulement sur le lieu d’exécution du contrat, mais également sur une clause attributive de juridiction qui aurait été stipulée sur ses factures. La juridiction autrichienne de première instance, constatant la saisine antérieure du tribunal italien pour une affaire ayant le même objet et la même cause, a sursis à statuer en application de l’article 21 de la convention. Saisie en appel de cette décision par la société autrichienne, l’Oberlandesgericht Innsbruck a posé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice.
Il était principalement demandé à la Cour si la présence d’une clause attributive de juridiction au sens de l’article 17 de la convention, qui conférerait une compétence exclusive au juge saisi en second lieu, permettait de faire échec à la règle de litispendance de l’article 21. La juridiction de renvoi s’interrogeait également sur la possibilité de déroger à cette même règle en raison de la durée excessive des procédures judiciaires dans l’État du premier juge saisi. À ces deux questions, la Cour de justice répond par la négative, affirmant le caractère impératif et systématique du mécanisme de la litispendance. Elle juge que celui-ci, fondé sur la chronologie des saisines, s’impose même en présence d’une clause de compétence exclusive et ne peut être écarté au motif de la lenteur du système judiciaire du premier État saisi, en raison du principe fondamental de confiance mutuelle.
L’arrêt réaffirme ainsi avec force la primauté de la règle de litispendance, en consacrant une application stricte de ses conditions (I), tout en fermant la porte à des exceptions qui viendraient remettre en cause les fondements mêmes du système judiciaire européen (II).
I. L’application rigoureuse de la règle de litispendance face à une clause attributive de juridiction
La Cour de justice opte pour une interprétation stricte de l’article 21 de la convention, en faisant prévaloir le critère chronologique de la saisine sur toute autre considération de compétence. Cette solution consacre un mécanisme absolu (A) et confie au seul premier juge saisi le soin de statuer sur sa propre compétence (B).
A. La consécration d’un critère chronologique absolu
La Cour rappelle d’abord que les dispositions de la section 8 du titre II de la convention, qui incluent l’article 21, visent à «éviter des procédures parallèles devant les juridictions de différents États contractants et les contrariétés de décisions qui pourraient en résulter». Pour atteindre cet objectif de bonne administration de la justice, la règle est simple et claire : la juridiction saisie en second lieu doit surseoir à statuer jusqu’à ce que la compétence de la première soit établie.
L’apport majeur de la décision est d’affirmer que cette règle ne souffre d’aucune exception, même lorsque le second juge se verrait attribuer une compétence exclusive par une clause au sens de l’article 17 de la convention. La Cour juge que cette circonstance «n’est pas de nature à remettre en cause l’application de la règle procédurale contenue à l’article 21 de ladite convention, laquelle se fonde clairement et uniquement sur l’ordre chronologique dans lequel les juridictions en cause ont été saisies». En refusant de distinguer selon la nature du fondement de la compétence, la Cour renforce considérablement la sécurité juridique. Les parties peuvent ainsi prévoir avec certitude le mécanisme qui sera appliqué en cas de litispendance, sans avoir à anticiper une éventuelle discussion sur la validité ou l’opposabilité d’une clause attributive de juridiction. Cette approche mécanique prévient les manœuvres dilatoires et les conflits de compétence complexes, où chaque juge pourrait être tenté d’examiner concurremment sa propre saisine.
B. La compétence exclusive du premier juge saisi pour vérifier sa propre compétence
En affirmant le caractère absolu de la priorité chronologique, la Cour confie logiquement au premier juge saisi la responsabilité exclusive de vérifier sa propre compétence, y compris au regard d’une éventuelle clause attributive de juridiction. Le second juge ne peut examiner lui-même la compétence du premier. La Cour estime en effet que le juge saisi en second lieu «n’est, en aucun cas, mieux placé que le juge saisi en premier lieu pour se prononcer sur la compétence de ce dernier». Les deux juridictions appliquent les mêmes règles issues de la convention de Bruxelles et peuvent les interpréter avec la même autorité.
Il incombe donc au tribunal italien, premier saisi, d’examiner l’existence et la validité de la clause invoquée devant le juge autrichien. Si cette clause est jugée valable et qu’elle désigne exclusivement la juridiction autrichienne, le juge italien devra se déclarer incompétent. Ce n’est qu’à cette condition que le second juge pourra poursuivre l’instance. Cette solution, si elle peut paraître contre-intuitive pour la partie qui bénéficie d’une clause de juridiction, est la seule cohérente avec l’économie générale de la convention. Elle évite que le second juge ne préjuge de la décision du premier et ne crée une situation de contrariété de décisions sur la question même de la compétence. La sécurité juridique et la bonne administration de la justice l’emportent ainsi sur la volonté des parties matérialisée dans la clause.
Après avoir consolidé la règle de litispendance face aux clauses de juridiction, la Cour se devait de répondre à l’autre argument, plus pragmatique, soulevé par la juridiction de renvoi : celui de la durée des procédures.
II. Le rejet d’une exception fondée sur la durée des procédures au nom de la confiance mutuelle
La Cour de justice refuse de créer une exception à la règle de litispendance qui serait fondée sur la lenteur excessive des procédures dans un État membre. Elle écarte fermement l’argument tiré de la durée des procédures (A) en le confrontant au principe essentiel de la confiance mutuelle qui structure l’espace judiciaire européen (B).
A. L’inoppérance de la durée excessive des procédures nationales
La juridiction de renvoi demandait si l’obligation de surseoir à statuer devait être écartée lorsque la durée des procédures devant les juridictions du premier État saisi est excessivement longue, au point de nuire gravement aux intérêts d’une partie. Cet argument, fondé sur le droit à un procès dans un délai raisonnable, garanti notamment par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, invitait la Cour à introduire un correctif d’équité dans le mécanisme rigide de l’article 21.
La Cour rejette cette proposition sans ambages. Elle juge qu’une telle interprétation serait «manifestement contraire tant à la lettre qu’à l’économie et à la finalité de cette convention». Aucune disposition de la convention ne permet de moduler son application en fonction de la performance des systèmes judiciaires nationaux. Introduire une telle exception reviendrait à créer une source majeure d’insécurité juridique. Les juges nationaux devraient alors porter une appréciation sur la qualité et la célérité de la justice d’un autre État membre, ce qui ouvrirait la voie à des évaluations subjectives et potentiellement conflictuelles. Le mécanisme clair et prévisible de la litispendance serait alors paralysé par des débats complexes sur ce qui constitue une durée « excessive », remettant en cause l’uniformité d’application du droit de l’Union.
B. La réaffirmation du principe de confiance mutuelle comme pilier du système conventionnel
Le refus de la Cour de prendre en considération la durée des procédures repose sur un principe fondamental : la confiance mutuelle entre les États contractants. La Cour rappelle avec force que l’ensemble du système de la convention «repose nécessairement sur la confiance que les États contractants accordent mutuellement à leurs systèmes juridiques et à leurs institutions judiciaires». C’est cette confiance qui justifie la mise en place d’un système obligatoire de compétence et d’un mécanisme simplifié de reconnaissance et d’exécution des décisions.
Admettre qu’un juge puisse écarter l’application d’une règle de la convention au motif des défaillances, même avérées, du système judiciaire d’un autre État serait une négation de ce principe fondateur. Cela reviendrait à autoriser une forme de contrôle ou de jugement d’un système national par un autre, ce qui est incompatible avec la logique d’intégration et de coopération qui sous-tend l’espace judiciaire européen. Si des recours existent pour sanctionner la durée excessive d’une procédure, notamment devant la Cour européenne des droits de l’homme, ils ne sauraient justifier de déroger aux règles de compétence établies par la convention. Cet arrêt illustre ainsi parfaitement la primauté des principes structurels de l’ordre juridique de l’Union sur des considérations pratiques, aussi légitimes soient-elles.