Dans un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel d’une juridiction allemande, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé le régime juridique applicable aux litiges nés de contrats d’indemnisation conclus entre des producteurs de lait et les institutions communautaires. À la suite de l’invalidation de réglementations ayant instauré un régime de prélèvement supplémentaire sur le lait, la Communauté avait été déclarée responsable du préjudice subi par certains producteurs. Afin de donner effet à cette décision, un règlement a été adopté pour organiser une procédure d’indemnisation amiable, mise en œuvre par les autorités nationales agissant au nom et pour le compte du Conseil et de la Commission. Des contrats d’indemnisation ont ainsi été conclus avec plusieurs producteurs. Par la suite, l’autorité nationale compétente a refusé le paiement de l’indemnité et résilié les contrats, au motif que les conditions d’éligibilité fixées par le règlement n’étaient en réalité pas remplies par les producteurs concernés. Saisis par ces derniers, les juges allemands ont interrogé la Cour sur la juridiction compétente pour connaître de tels litiges, sur le droit applicable et sur les conditions d’annulation de ces contrats. La question de droit qui se posait était de savoir si les contentieux relatifs à l’exécution de contrats d’indemnisation, conclus pour éteindre une dette de responsabilité non contractuelle de la Communauté, relevaient de la compétence des juridictions communautaires ou nationales. La Cour de justice a répondu que de tels litiges, de nature contractuelle, relèvent de la compétence des juridictions nationales. Elle a précisé que ces contrats sont régis par le droit national, sous réserve que son application ne porte pas atteinte à la portée et à l’efficacité du droit communautaire, et que l’application de principes nationaux tels que la confiance légitime doit prendre en considération l’intérêt communautaire. L’analyse de cette décision révèle une volonté de la Cour de tracer une frontière claire entre le contentieux de la responsabilité non contractuelle et celui, distinct, né de son apurement contractuel, confiant ainsi le litige aux juridictions nationales (I). Cependant, cette compétence nationale n’est pas absolue, la Cour prenant soin d’encadrer l’office du juge national par les principes fondamentaux de l’ordre juridique communautaire (II).
I. L’ancrage du litige dans l’ordre juridictionnel national
La Cour de justice fonde la compétence des juridictions nationales sur la nature contractuelle du lien de droit unissant les parties, distinguant ainsi nettement la phase de règlement amiable de celle de la mise en jeu de la responsabilité non contractuelle qui l’a précédée.
A. La qualification contractuelle du litige, fondement de la compétence nationale
La solution de la Cour repose sur une analyse précise de la source de l’obligation contestée devant le juge du principal. En effet, en acceptant l’offre d’indemnisation forfaitaire qui leur était présentée, les producteurs ont transformé leur créance de réparation, fondée sur la responsabilité non contractuelle de la Communauté, en une créance de nature purement contractuelle. Le litige ne porte donc plus sur la faute de l’institution communautaire ou sur l’évaluation du préjudice initial, mais bien sur l’exécution des obligations nées d’un accord de volontés. C’est ce que la Cour affirme sans détour en jugeant que « des litiges tels que ceux dont est saisie la juridiction de renvoi ont pour objet la responsabilité contractuelle de la Communauté parce que le fondement juridique des prétentions des requérants au principal est un contrat ». Cette qualification emporte une conséquence juridictionnelle directe en vertu des traités. L’article 178 du traité CE, combiné à l’article 215, deuxième alinéa, réserve à la Cour la compétence exclusive pour les litiges en matière de responsabilité non contractuelle, tandis que l’article 183 attribue par défaut compétence aux juridictions nationales pour les autres litiges auxquels la Communauté est partie, notamment contractuels. En qualifiant le litige de contractuel, la Cour décline logiquement sa propre compétence au profit de celle du juge national.
B. La distinction opérée avec le régime de la responsabilité non contractuelle
Pour conforter son raisonnement, la Cour prend soin de distinguer la situation des requérants de celle, hypothétique, d’un producteur qui aurait refusé l’offre d’indemnisation. Elle s’appuie pour cela sur le quinzième considérant du règlement n° 2187/93, qui précise que la non-acceptation de l’offre place tout recours ultérieur dans le champ de la compétence de la juridiction communautaire. Cette distinction confirme que le contrat d’indemnisation agit comme une novation, qui éteint la créance de responsabilité non contractuelle et lui substitue une nouvelle obligation de nature différente. L’acceptation de l’offre constitue ainsi le point de bascule qui fait sortir le litige du champ de la responsabilité extracontractuelle pour l’inscrire dans un cadre contractuel. La compétence juridictionnelle suit cette qualification : tant que l’offre est refusée, le litige potentiel relève du juge communautaire ; dès qu’elle est acceptée, il relève du juge national. Cette solution assure une sécurité juridique en définissant clairement le for compétent à chaque étape du processus, tout en soulignant le caractère autonome et définitif du choix opéré par le producteur.
II. L’encadrement de l’office du juge national par le droit communautaire
Si la Cour confie le contentieux aux juridictions nationales, elle ne leur abandonne pas pour autant une liberté totale dans sa résolution. L’arrêt assortit cette compétence de principe de deux limites importantes qui assurent la primauté et l’uniformité du droit communautaire.
A. La soumission du contrat au droit national sous réserve de l’effectivité du droit communautaire
Conformément à l’article 215, premier alinéa, du traité, la responsabilité contractuelle de la Communauté est régie par la loi applicable au contrat. En l’absence de clause contraire, le droit applicable est déterminé par les règles de droit international privé du for, menant généralement à l’application du droit national de l’autorité contractante. La Cour confirme cette orientation, mais y adjoint une réserve de principe, issue d’une jurisprudence constante. Elle rappelle que « le recours aux règles nationales n’est possible que dans la mesure nécessaire à l’exécution des dispositions du droit communautaire et pour autant que l’application de ces règles nationales ne porte pas atteinte à la portée et à l’efficacité de ce droit communautaire ». Par cette précision, la Cour s’assure que la mise en œuvre du règlement d’indemnisation par la voie contractuelle ne sera pas vidée de sa substance par l’application de règles nationales qui en contrarieraient les objectifs. Le juge national est ainsi tenu d’interpréter et d’appliquer son propre droit à la lumière du but poursuivi par le règlement, garantissant une exécution cohérente du dispositif sur tout le territoire de la Communauté.
B. L’appréciation au fond encadrée par les principes généraux du droit communautaire
Au-delà des règles de procédure, la Cour étend son contrôle aux principes de fond que le juge national doit appliquer. Interrogée sur le principe de protection de la confiance légitime, la Cour admet qu’il puisse être invoqué, car ce principe fait également « partie de l’ordre juridique communautaire ». Toutefois, elle impose une condition essentielle à son application. Le juge national, en appréciant la situation, ne doit pas seulement prendre en compte les intérêts du producteur ; il doit également veiller à ce que « l’intérêt de la Communauté soit pleinement pris en considération ». Cette exigence contraint le juge national à opérer une mise en balance des intérêts en présence, incluant la protection des deniers publics communautaires et la nécessité d’une application correcte et uniforme des conditions d’indemnisation. Ainsi, un producteur ne pourrait se prévaloir de sa confiance légitime pour obtenir une indemnité à laquelle il n’avait pas droit au regard des critères stricts du règlement. En définitive, si le contrat est régi par le droit national, son interprétation et son application sont substantiellement « communautarisées » par l’obligation de respecter les principes généraux et les intérêts supérieurs de l’Union.