La Cour de justice des Communautés européennes, dans une décision préjudicielle rendue sur renvoi de la cour d’appel de Rouen, a précisé le champ d’application de l’article 71 du règlement n° 1408/71 relatif à la sécurité sociale des travailleurs migrants.
En l’espèce, une ressortissante de nationalité allemande a démissionné de son emploi en République fédérale d’Allemagne le 30 juin 1977. Elle s’est inscrite comme demandeuse d’emploi auprès des services allemands avant de rejoindre son mari en France en septembre 1977, où elle s’est également inscrite auprès de l’agence pour l’emploi. Après avoir perçu pendant trois mois les prestations de chômage allemandes, elle a bénéficié des allocations de chômage françaises. Cependant, la caisse primaire d’assurance maladie lui a refusé le remboursement de dépenses de santé au motif que son droit aux prestations de chômage françaises n’était pas ouvert, faute d’avoir travaillé en France avant sa période de chômage.
Saisie du litige, la commission de première instance de sécurité sociale a donné raison à l’assurée. La caisse primaire d’assurance maladie a alors interjeté appel de ce jugement devant la cour d’appel de Rouen. Cette dernière, confrontée à une difficulté d’interprétation du droit communautaire, a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si les conditions d’application du régime spécifique prévu à l’article 71, paragraphe 1, alinéa b, sous-alinéa ii, du règlement n° 1408/71, impliquaient une résidence dans l’État membre compétent antérieure à la fin du dernier emploi. En d’autres termes, le régime dérogatoire pour les chômeurs frontaliers pouvait-il bénéficier à un travailleur qui, au cours de son dernier emploi, résidait dans le même État membre que celui où il travaillait ?
À cette question, la Cour de justice répond par la négative. Elle juge que « l’article 71 du règlement n° 1408/71 du conseil, du 14 juin 1971, ne s’applique pas au cas d’une personne en chômage qui, au cours de son dernier emploi, résidait dans l’État membre où elle était employée ».
La Cour fonde sa solution sur une interprétation stricte de la disposition (I), consacrant ainsi une distinction claire entre les situations des travailleurs migrants au regard de leur lieu de résidence (II).
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I. Une interprétation littérale du champ d’application du règlement
L’arrêt procède à une lecture rigoureuse du texte communautaire, en rappelant d’abord le caractère exceptionnel de l’article 71 (A) pour ensuite souligner que la condition de résidence transfrontalière en est le critère d’application déterminant (B).
A. Le caractère dérogatoire du régime de l’article 71
La Cour de justice prend soin de replacer l’article 71 dans le contexte du chapitre 6 du règlement n° 1408/71, consacré au chômage. Le principe général veut que le travailleur devenu chômeur s’adresse aux institutions de l’État membre de son dernier emploi pour percevoir les prestations afférentes. S’il se déplace dans un autre État membre pour y chercher un emploi, il conserve le bénéfice de ces prestations pendant une période maximale de trois mois, toujours à la charge de l’État du dernier emploi.
L’article 71 institue une exception à cette règle fondamentale. Il vise spécifiquement la situation du « chômeur qui, au cours de son dernier emploi, résidait sur le territoire d’un État membre autre que l’État compétent ». Ce régime particulier est principalement destiné à protéger les travailleurs frontaliers et d’autres catégories de travailleurs qui ne résident pas dans l’État où ils exercent leur activité professionnelle. Pour ces derniers, le règlement offre une option leur permettant de se mettre à la disposition des services de l’emploi de leur État de résidence et d’y percevoir les prestations, évitant ainsi un retour contraignant dans l’État du dernier emploi.
B. La condition déterminante de la résidence transfrontalière
La Cour de justice articule son raisonnement sur la notion d’« État compétent », qu’elle définit comme étant l’État membre du dernier emploi. Dès lors, l’application de l’article 71 est subordonnée à une condition géographique très précise : le travailleur doit avoir résidé dans un État membre différent de celui où il était employé. L’arrêt énonce clairement que la disposition « ne concerne donc que les travailleurs qui résidaient dans un État membre autre que celui de leur dernier emploi ».
Dans le cas d’espèce, la travailleuse résidait en République fédérale d’Allemagne pendant qu’elle y occupait son dernier emploi. Elle ne se trouvait donc pas dans la situation d’une travailleuse transfrontalière visée par le texte. Par conséquent, la Cour conclut logiquement que le régime dérogatoire de l’article 71 ne lui est pas applicable. Cette lecture littérale du règlement empêche toute extension du champ d’application de l’exception au-delà des cas expressément prévus par le législateur communautaire.
Cette solution, rigoureuse sur le plan textuel, a pour effet de clarifier la situation des travailleurs migrants en fonction de leur lieu de résidence.
II. La consécration d’une distinction entre les catégories de chômeurs migrants
L’arrêt, en refusant d’appliquer le régime de l’article 71, confirme la logique interne du système de coordination des sécurités sociales (A) et clarifie la portée des droits pour les travailleurs se trouvant dans une situation similaire (B).
A. La confirmation de la logique interne du système communautaire
La décision ne constitue pas un revirement de jurisprudence mais bien une confirmation de la structure même du règlement n° 1408/71. Celui-ci est fondé sur une série de distinctions précises visant à attacher les droits sociaux d’un travailleur migrant à un ordre juridique national déterminé, afin d’éviter les conflits de lois et l’absence de protection. En matière de chômage, le critère principal est celui de l’État du dernier emploi. L’exception prévue à l’article 71 pour les travailleurs résidant dans un autre État membre se justifie par des considérations pratiques évidentes, leur permettant de rechercher un emploi dans le bassin économique où se situe leur domicile.
En jugeant que cette exception ne s’applique pas à un travailleur qui résidait et travaillait dans le même État, la Cour préserve la cohérence du système. Elle évite de créer une nouvelle catégorie de bénéficiaires non envisagée par le législateur et garantit ainsi la sécurité juridique. La solution retenue est donc une illustration de la méthode d’interprétation stricte que la Cour applique aux dispositions dérogatoires, maintenant une frontière claire entre le régime général et le régime spécial.
B. La portée pratique pour les droits des travailleurs concernés
En pratique, cette décision a pour conséquence de bien orienter les travailleurs migrants quant au fondement juridique de leurs droits. Pour une personne dans la situation de l’espèce, le refus d’appliquer l’article 71 ne signifie pas une absence de droits aux prestations de maladie en France. Cela signifie simplement que son droit ne peut découler de ce régime spécifique.
Son droit aux prestations de maladie doit être examiné au regard d’autres dispositions du règlement, notamment celles qui régissent le droit aux prestations pour un chômeur qui, après avoir été indemnisé par l’État de son dernier emploi, s’inscrit auprès des services pour l’emploi d’un autre État membre. La caisse primaire d’assurance maladie avait d’ailleurs elle-même fait référence à l’article 25 du règlement, qui lie le droit aux prestations de maladie à l’existence d’un droit aux prestations de chômage. L’arrêt invite donc implicitement les juridictions nationales à examiner les droits du travailleur migrant au titre du régime général de coordination, et non au titre de l’exception pour les travailleurs frontaliers. La portée de l’arrêt est donc de clarifier le cheminement juridique à suivre pour ces travailleurs.