Un arrêt préjudiciel rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 13 janvier 2000 vient préciser les contours de l’obligation d’échange spontané d’informations entre les autorités fiscales des États membres. En l’espèce, un contribuable résidant aux Pays-Bas avait déduit de son revenu imposable les pensions alimentaires versées à son épouse, dont il était séparé, résidant en Espagne. L’administration fiscale néerlandaise, estimant que ces informations pouvaient avoir une incidence sur l’imposition en Espagne, a décidé d’en informer spontanément les autorités compétentes espagnoles. Le contribuable a contesté cette décision, d’abord par une réclamation administrative qui fut rejetée, puis par un recours devant le Nederlandse Raad van State. Cette juridiction, confrontée à l’interprétation de la directive 77/799/CEE du 19 décembre 1977, a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Il s’agissait de déterminer si la notion de « réduction ou exonération anormales d’impôts », prévue à l’article 4, paragraphe 1, sous a), de la directive, supposait l’existence d’un acte formel de l’administration fiscale de l’autre État membre, et quelle était la signification exacte du terme « anormales ». La Cour de justice répond que l’obligation de communication n’est pas subordonnée à l’existence d’un acte explicite et que l’expression « réduction ou exonération anormales » se réfère à toute diminution injustifiée d’impôts. En définissant ainsi les conditions matérielles de l’échange spontané d’informations (I), la Cour renforce la portée de l’obligation de coopération administrative en matière fiscale (II).
I. La définition extensive des conditions de l’échange spontané d’informations
La Cour adopte une interprétation large des critères déclenchant l’obligation de communication, tant en ce qui concerne l’existence de la réduction d’impôt (A) que son caractère anormal (B), privilégiant ainsi l’efficacité du dispositif d’assistance mutuelle.
A. L’indifférence d’un acte formel de réduction d’impôt
La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la nécessité d’un acte formel préalable, émanant des autorités de l’État de résidence du bénéficiaire des revenus, pour constater l’existence d’une « réduction ou exonération d’impôts ». La Cour de justice écarte cette exigence en se fondant sur une analyse littérale et téléologique de la directive. Elle relève que selon les termes de l’article 4, paragraphe 1, sous a), il suffit que l’autorité compétente de l’État membre qui détient l’information « a des raisons de présumer qu’il existe une réduction ou une exonération anormales d’impôts dans l’autre État membre ». La disposition ne requiert donc qu’une simple présomption et non une certitude ou la constatation d’une décision administrative définitive.
Cette lecture est confortée par l’objectif de la directive, qui vise à permettre « l’établissement correct des impôts sur le revenu et sur la fortune ». Pour que cet objectif soit atteint, l’information doit parvenir à l’autorité compétente de l’autre État membre en temps utile, c’est-à-dire avant que la décision de taxation ne soit devenue définitive. Subordonner la communication à l’existence d’un acte préalable priverait largement le mécanisme de son effet utile. Une telle condition imposerait en outre à l’administration qui transmet l’information une connaissance approfondie de la situation factuelle et juridique de l’autre État membre, ce qui constituerait une entrave excessive à la coopération. La Cour en conclut logiquement qu’il « n’est pas nécessaire que l’exonération ou la réduction d’impôts qu’il vise figure dans un acte explicite de l’autorité compétente d’un autre État membre ».
B. L’interprétation fonctionnelle du caractère anormal de la réduction
La seconde question portait sur le sens du terme « anormales ». La Cour constate une divergence entre les différentes versions linguistiques de la directive. Certaines versions, comme la française ou la néerlandaise, emploient le terme « anormales », tandis que d’autres, comme l’allemande ou l’anglaise, font référence à une « perte d’impôt » (« Steuerverkürzung », « loss of tax »). Face à cette divergence, et conformément à une jurisprudence constante, la Cour interprète la disposition « en fonction de l’économie générale et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément ».
La finalité de la directive étant non seulement de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales, mais plus largement de permettre l’établissement correct des impôts, la Cour retient une acception large. L’expression litigieuse ne vise pas seulement les situations de fraude avérée ou de montages manifestement abusifs. Elle doit être comprise comme signifiant qu’une information doit être communiquée dès lors qu’il existe une présomption que, sans cette information, « une diminution injustifiée d’impôts pourrait exister ou être octroyée dans cet autre État ». Cette interprétation fonctionnelle étend considérablement le champ d’application de l’échange spontané. Le caractère « anormal » ne renvoie pas à l’ampleur de la réduction d’impôt, mais bien à son caractère potentiellement indu au regard des règles fiscales applicables.
Cette approche extensive des conditions de l’échange d’informations consacre une obligation de coopération renforcée entre les administrations fiscales des États membres.
II. Le renforcement de l’obligation de coopération fiscale
En clarifiant les notions clés de l’article 4, la Cour de justice ne se contente pas d’une simple exégèse ; elle consolide l’obligation de vigilance des États membres (A) et affirme la primauté de l’efficacité de l’assistance mutuelle (B).
A. La consécration d’une obligation de vigilance accrue
En définissant la « réduction ou exonération anormales » comme une simple « diminution injustifiée d’impôts », la Cour abaisse significativement le seuil de déclenchement de l’obligation de communication. L’administration d’un État membre n’a plus à s’interroger sur le caractère exceptionnel ou l’importance de l’avantage fiscal présumé dans l’autre État. Il lui suffit d’avoir des raisons de supposer que l’impôt dû ne sera pas correctement établi en l’absence de l’information qu’elle détient. Cette solution transforme ce qui aurait pu être perçu comme une simple faculté en une véritable obligation de vigilance active.
Dans le cas d’espèce, la déduction d’une pension alimentaire dans un État membre constitue un indice pertinent de l’existence d’un revenu potentiellement taxable dans l’autre. L’administration néerlandaise n’avait pas à prouver que l’imposition en Espagne était effectivement erronée, mais simplement à présumer qu’une information sur un versement transfrontalier était nécessaire à la correcte application de la loi fiscale espagnole. L’arrêt légitime ainsi une démarche proactive des autorités fiscales, qui sont tenues d’agir sur la base d’une suspicion raisonnable pour assurer l’intégrité des systèmes fiscaux de leurs partenaires.
B. La primauté de l’effet utile de l’assistance mutuelle
L’ensemble du raisonnement de la Cour est guidé par le principe de l’effet utile. En écartant les exigences formelles et en adoptant des définitions fonctionnelles, la Cour vise à rendre le mécanisme d’échange spontané d’informations aussi opérationnel et efficace que possible. Une interprétation restrictive aurait vidé de sa substance une disposition essentielle à la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales transfrontalières, phénomènes que le marché unique peut faciliter en l’absence de coopération administrative.
La portée de cet arrêt dépasse le simple cadre de l’article 4 de la directive 77/799/CEE. Il s’inscrit dans une tendance plus générale du droit de l’Union visant à renforcer la coopération entre les États membres dans les domaines où l’action isolée d’un État s’avère insuffisante. En matière fiscale, où les souverainetés nationales restent fortes, la Cour rappelle que l’appartenance à l’Union implique des obligations de loyauté et d’assistance concrètes. La solution retenue assure que l’échange spontané d’informations ne soit pas une lettre morte, mais un instrument vivant et efficace au service de l’établissement juste et correct de l’impôt au sein de l’Union européenne.