Par un arrêt du début des années quatre-vingt-dix, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions dans lesquelles un État membre peut restreindre la libre circulation des marchandises pour des motifs de protection de la santé publique. En l’espèce, une société avait importé en France des viennoiseries légalement produites et commercialisées en Italie, lesquelles contenaient de l’acide sorbique. Cet agent conservateur, bien qu’autorisé par la législation italienne et listé dans une directive communautaire, n’était pas admis par la réglementation française pour ce type de denrée. Poursuivi pénalement, le gérant de la société importatrice a soulevé la question de la compatibilité de l’interdiction française avec le droit communautaire. Le tribunal de grande instance de Marseille a alors saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si les articles 30 et 36 du traité CEE s’opposaient à ce qu’un État membre interdise la commercialisation d’une denrée alimentaire importée, au motif qu’elle contient un additif autorisé dans l’État de production et prévu par une directive d’harmonisation partielle. La Cour répond que de telles entraves peuvent être justifiées par la protection de la santé publique, mais encadre cette faculté par des conditions strictes. Elle énonce que la commercialisation doit être autorisée « lorsque l’adjonction de la substance en question répond à un besoin réel, notamment d’ordre technologique, et qu’elle ne présente pas un risque pour la santé publique ». L’arrêt réaffirme ainsi la marge d’appréciation des États en l’absence d’harmonisation complète, tout en la soumettant à un contrôle de proportionnalité rigoureux.
La solution retenue par la Cour consacre un équilibre délicat entre la prérogative étatique de protection sanitaire et les exigences du marché unique. Il convient donc d’analyser d’une part la justification de l’entrave à la libre circulation subordonnée au respect du principe de proportionnalité (I), et d’autre part les garanties substantielles et procédurales qui en découlent pour les opérateurs économiques (II).
I. La justification de l’entrave à la libre circulation subordonnée au principe de proportionnalité
La Cour de justice reconnaît qu’une réglementation nationale interdisant un additif constitue une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative au sens de l’article 30 du traité. Toutefois, elle admet qu’une telle mesure puisse être justifiée au titre de l’article 36, mais précise que cette justification est conditionnée par le respect scrupuleux du principe de proportionnalité.
A. La légitimité de la protection de la santé publique en l’absence d’harmonisation complète
La Cour rappelle que la directive applicable n’opère qu’une harmonisation partielle. Elle établit une liste positive des conservateurs autorisables, mais ne contraint pas les États membres à les autoriser tous pour toutes les denrées. Dans ce contexte, les États conservent la compétence pour réglementer l’usage des additifs sur leur territoire. La Cour reconnaît ainsi la légitimité d’un système national qui soumet l’emploi de ces substances à une autorisation préalable, dans le but de « restreindre la consommation incontrôlée d’additifs alimentaires ».
Cette position confirme une jurisprudence constante selon laquelle, « dans la mesure où des incertitudes subsistent en l’état actuel de la recherche scientifique, il appartient aux États membres, à défaut d’harmonisation complète, de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé et de la vie des personnes ». La protection de la santé publique demeure une prérogative essentielle des États, ce qui justifie en principe qu’ils puissent maintenir des règles plus strictes que celles de leurs partenaires, même lorsque cela crée des obstacles aux échanges.
B. Le contrôle de proportionnalité comme limite à la prérogative étatique
Cependant, cette faculté n’est pas discrétionnaire. La Cour la soumet à un contrôle de proportionnalité strict, fondé sur la dernière phrase de l’article 36 du traité. L’interdiction de commercialiser un produit importé doit être limitée à ce qui est « effectivement nécessaire pour assurer la sauvegarde de la santé publique ». L’application de ce principe conduit la Cour à exiger une double condition pour autoriser un produit importé contenant un additif non approuvé localement.
D’une part, l’additif ne doit pas présenter de danger pour la santé publique, une appréciation qui doit tenir compte « des résultats de la recherche scientifique internationale » et « des habitudes alimentaires dans l’État membre d’importation ». D’autre part, son utilisation doit répondre à « un besoin réel, notamment d’ordre technologique ». Cette seconde exigence vise à écarter les additifs superflus, qui n’apporteraient aucun bénéfice objectif au consommateur ou au processus de fabrication, limitant ainsi leur prolifération injustifiée.
II. Les garanties substantielles et procédurales au profit de l’opérateur économique
Pour que le contrôle de proportionnalité soit effectif, la Cour met en place un mécanisme qui protège les opérateurs économiques contre l’arbitraire des administrations nationales. Ce mécanisme repose sur l’instauration d’une procédure d’autorisation accessible et sur un renversement de la charge de la preuve.
A. Le droit à une procédure d’autorisation accessible et raisonnable
La Cour affirme que le principe de proportionnalité exige que les opérateurs économiques puissent solliciter l’autorisation d’un additif par « une procédure qui leur soit aisément accessible et qui puisse être menée à terme dans des délais raisonnables ». Cette exigence procédurale est fondamentale. Elle empêche qu’un État membre ne se retranche derrière une interdiction générale et absolue sans offrir de voie pour en demander la levée pour un produit spécifique.
De plus, la Cour précise qu’une absence injustifiée d’autorisation doit pouvoir être contestée devant les juridictions nationales. Cette garantie d’un recours juridictionnel effectif constitue le corollaire indispensable de l’obligation de mettre en place une procédure d’autorisation. Elle assure que l’administration ne puisse ni opposer une inertie injustifiée, ni rendre une décision de refus non motivée sans s’exposer à une censure par le juge.
B. Le renversement de la charge de la preuve au détriment des autorités nationales
L’apport le plus significatif de l’arrêt réside sans doute dans l’attribution de la charge de la preuve. Rompant avec une logique qui pourrait faire peser sur l’importateur la preuve de l’innocuité de son produit, la Cour énonce clairement qu’il incombe « à ces autorités nationales […] de démontrer que l’interdiction est justifiée par des raisons de protection de la santé de leur population ».
Cette solution est capitale pour l’effectivité de la libre circulation des marchandises. L’opérateur économique peut se contenter de fournir les données utiles en sa possession, mais c’est à l’administration de l’État d’importation de construire un dossier scientifique et factuel solide pour justifier son refus. Elle doit prouver, au regard des habitudes alimentaires nationales et des données scientifiques internationales, que le maintien de son interdiction est nécessaire pour protéger la santé publique. En l’absence d’une telle démonstration, l’interdiction doit être considérée comme une restriction déguisée au commerce et par conséquent écartée.