Par un jugement du 6 juin 1990, la Cour de justice des Communautés européennes a été saisie par le tribunal de grande instance de Paris de trois questions préjudicielles. Celles-ci portaient sur l’interprétation de plusieurs règlements communautaires relatifs aux marchés du sucre et des céréales, dans le contexte d’un litige sur le calcul des cotisations de production d’isoglucose. Les faits à l’origine de l’affaire concernent une société spécialisée dans la fabrication d’isoglucose, un édulcorant produit à partir d’amidon de céréales. Cette entreprise avait développé un procédé technique d’isomérisations successives permettant d’obtenir un produit final à très haute teneur en fructose, et donc à pouvoir sucrant élevé. Ce processus impliquait la création de quantités d’isoglucose à des stades intermédiaires, ainsi que l’utilisation de cet isoglucose pour fabriquer d’autres produits commercialisés.
L’administration fiscale nationale a adressé à l’entreprise un avis de recouvrement pour des cotisations de production, considérant que chaque étape d’isomérisation constituait une production imposable. De plus, l’administration incluait dans l’assiette de calcul l’isoglucose utilisé comme produit intermédiaire. La société productrice a contesté cette méthode de calcul, arguant qu’elle conduisait à une double imposition et ne tenait pas compte des spécificités des différents régimes réglementaires. Après rejet de sa réclamation, la société a saisi le tribunal de grande instance de Paris. Celui-ci, confronté à une difficulté d’interprétation du droit communautaire, a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice. Le problème de droit soumis à la Cour consistait à déterminer si la notion de « production d’isoglucose », aux fins de l’application du régime des quotas et des cotisations dans le secteur du sucre, devait être interprétée de manière large. Il s’agissait de savoir si cette notion englobait les productions intermédiaires issues d’isomérisations successives et l’isoglucose utilisé pour la fabrication d’autres produits, et si la méthode de calcul devait être identique à celle utilisée dans le secteur des céréales pour le remboursement des restitutions.
À ces questions, la Cour a répondu en affirmant la pleine autonomie des régimes réglementaires et une conception extensive de la production soumise à quotas. Elle a jugé que la méthode de calcul pour les restitutions dans le secteur des céréales ne s’imposait pas dans le secteur du sucre, dont la finalité est distincte. Elle a ensuite précisé que chaque opération d’isomérisation successive augmentant la teneur en fructose constitue une production imputable aux quotas. Enfin, la Cour a jugé que l’isoglucose utilisé comme produit intermédiaire relevait également de ce régime de quotas.
I. La dissociation fonctionnelle des méthodes de calcul de la production d’isoglucose
La Cour de justice établit une distinction claire entre les logiques régissant le secteur des céréales et celui du sucre. Elle juge que la méthode de constatation de la production d’isoglucose ne saurait être unique, car elle répond à des objectifs différents dans chaque organisation commune de marché (A). Cette divergence justifie l’application d’une méthode de calcul spécifique au régime des quotas du secteur du sucre, fondée sur la finalité de ce dernier (B).
A. L’autonomie de la méthode de calcul dans le secteur des céréales
Dans le cadre de l’organisation commune des marchés dans le secteur des céréales, la détermination de la quantité d’isoglucose produite vise principalement à calculer le montant des restitutions à la production indûment perçues par les fabricants. En effet, le règlement n° 1761/77 prévoit que les producteurs doivent rembourser les avances perçues pour la transformation de céréales en amidon lorsque cet amidon est finalement utilisé pour produire de l’isoglucose. Pour ce calcul, la quantité d’isoglucose n’est qu’un outil indirect. Comme le souligne la Cour, « la quantité d’isoglucose produite n’est qu’un élément qui permet, grâce au jeu d’un coefficient forfaitaire et différencié […], de retrouver la quantité de céréales qui ont été transformées en amidon, puis en glucose, et de déterminer par voie de conséquence le montant de la restitution avancée ».
Dès lors, prendre en compte les productions intermédiaires issues d’isomérisations successives, qui portent non sur du glucose neuf mais sur du glucose recyclé, reviendrait à surévaluer la quantité de céréales initialement utilisée. Une telle méthode de calcul conduirait à exiger des producteurs le remboursement de restitutions supérieures à celles effectivement perçues. La Cour en déduit logiquement que seule la quantité d’isoglucose issue de la première transformation du glucose extrait de l’amidon doit être retenue. Cette interprétation restrictive est commandée par la finalité purement rectificative du mécanisme de remboursement dans le secteur des céréales.
B. La finalité spécifique de la méthode de calcul dans le secteur du sucre
La Cour oppose à la logique du secteur céréalier celle qui prévaut dans le secteur du sucre. Ici, le régime des quotas de production, instauré par le règlement n° 1785/81, a pour but de maîtriser l’offre d’édulcorants et de financer l’écoulement des excédents. Or, l’isoglucose est un substitut direct du sucre, et le système des quotas vise à assurer une concurrence équilibrée entre ces deux produits. Cette équivalence n’est cependant valable que si les produits ont des propriétés similaires, notamment un pouvoir sucrant comparable. Le procédé d’isomérisations successives permet précisément d’obtenir un isoglucose au pouvoir sucrant presque double de celui du sucre standard.
Dans ce contexte, ne comptabiliser que la production finale conduirait à une distorsion de concurrence. Le producteur d’isoglucose à haute teneur en fructose disposerait, pour une même quantité soumise à quota, d’un produit générant des excédents supplémentaires sans participer équitablement à leur financement. La Cour relève que ce mode de calcul fausserait la concurrence, car « le produit final a un pouvoir sucrant fortement accru par rapport à celui du sucre et qu’il suscite ainsi des excédents supplémentaires dans ce secteur ». En conséquence, l’article 2 du règlement n° 1443/82, qui impose de constater la production « immédiatement à la sortie du processus d’isomérisation », doit être interprété comme visant chaque opération, afin de capturer la valeur édulcorante ajoutée à chaque étape.
II. L’application extensive du régime des quotas à la production d’isoglucose
Après avoir établi l’autonomie de la méthode de calcul propre au secteur du sucre, la Cour en précise la portée. Elle valide une conception large de la notion de « production », incluant les isomérisations successives qui augmentent la teneur en fructose (A). Elle étend également le champ d’application des quotas à l’isoglucose qui n’est pas vendu comme tel, mais utilisé comme produit intermédiaire dans la fabrication d’autres substances (B).
A. La prise en compte des isomérisations successives comme production nouvelle
La deuxième question préjudicielle portait sur le cas où un sirop, contenant déjà au moins 10 % de fructose et constituant donc de l’isoglucose, est à nouveau soumis à une isomérisation. La société productrice soutenait qu’il ne pouvait y avoir une nouvelle production taxable. La Cour rejette cette argumentation en se fondant sur la définition donnée par l’article 2 du règlement n° 1443/82. Ce texte définit la production d’isoglucose comme la quantité de produit obtenu à partir de glucose ou de ses polymères, sans exiger que le glucose de départ soit pur. Par conséquent, l’isoglucose peut être produit à partir d’un mélange contenant déjà du fructose.
Cette interprétation littérale est renforcée par une analyse téléologique. Permettre de déduire les quantités d’isoglucose intermédiaire du calcul final reviendrait à ne soumettre au quota qu’un produit à très grand pouvoir sucrant, rompant l’équilibre recherché par le législateur entre les différents producteurs d’édulcorants. La Cour énonce donc que « lors de chaque opération successive d’isomérisation d’un sirop de glucose contenant en poids à l’état sec, après une première isomérisation, au moins 10 % de fructose, il y a production d’isoglucose imputable au régime des quotas […] pour autant que ces opérations ont pour effet d’accroître la teneur en fructose du produit final ». Cette décision empêche qu’une innovation technique ne devienne un moyen de contourner les objectifs de la politique agricole commune.
B. L’assujettissement de l’isoglucose utilisé comme produit intermédiaire
La dernière question concernait le sort de l’isoglucose qui n’est pas vendu en l’état mais qui « disparaît » dans un processus de fabrication d’un autre produit. La Cour tranche cette question par un raisonnement fondé sur le parallélisme des régimes applicables au sucre et à l’isoglucose. Le règlement n° 1785/81 soumet la production de sucre aux quotas sans opérer de distinction selon sa destination finale, qu’il soit vendu directement ou utilisé comme matière première. L’identité de régime entre les deux produits concurrents impose d’appliquer la même logique à l’isoglucose.
La Cour ajoute un argument textuel décisif. L’article 31 du même règlement prévoit une procédure spécifique permettant au Conseil de soustraire du régime des quotas l’isoglucose utilisé pour la fabrication de certains produits. La présence de cette clause d’exemption spécifique implique, a contrario, que tout isoglucose n’ayant pas fait l’objet d’une telle dérogation reste soumis au régime général des quotas, quelle que soit son utilisation. En conséquence, la Cour juge que « les quotas d’isoglucose recouvrent également l’isoglucose utilisé en tant que produit intermédiaire, c’est-à-dire en tant que produit qui sert à l’élaboration d’un autre produit destiné à la vente et qui disparaît au terme du processus ». Cette solution confirme la nature exhaustive du système des quotas, où l’inclusion est la règle et l’exclusion l’exception.