Par un arrêt rendu dans des affaires jointes, la première chambre de la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur les modalités de calcul et d’adaptation de la rémunération des fonctionnaires européens. En l’espèce, des fonctionnaires affectés à un centre de recherche communautaire en Italie contestaient la fixation de leur rémunération, estimant que le coefficient correcteur appliqué ne reflétait pas la réalité du coût de la vie à leur lieu d’affectation. Ils soutenaient que ce coût était sensiblement supérieur dans la province de Varèse, où ils travaillaient, par rapport à Rome, ville de référence pour le calcul du coefficient applicable à l’ensemble du territoire italien. Les requérants mettaient également en cause l’insuffisance de la rétroactivité des ajustements de ce coefficient, alors même que des hausses significatives du coût de la vie avaient été constatées au cours des années précédentes.
Saisie par les fonctionnaires à la suite du rejet de leurs réclamations par la Commission, la Cour devait d’abord se prononcer sur la recevabilité des recours, contestée par l’institution au motif que les réclamations initiales auraient été tardives et imprécises. Sur le fond, les requérants arguaient d’une violation des articles 64 et 65 du statut des fonctionnaires, relatifs à l’équivalence du pouvoir d’achat et à l’adaptation des rémunérations. La question de droit posée à la Cour était donc double. D’une part, il s’agissait de déterminer si la notion de « lieux d’affectation » au sens de l’article 64 du statut impose de fixer un coefficient correcteur distinct pour une zone géographique où le coût de la vie diffère substantiellement de celui de la capitale de l’État. D’autre part, la Cour devait clarifier si l’adaptation des coefficients en cas de variation sensible du coût de la vie, prévue à l’article 65, paragraphe 2, constitue une obligation pour le Conseil, notamment quant à son effet rétroactif.
La Cour de justice répond positivement à ces interrogations, annulant les décisions de rémunération litigieuses. Elle juge que les institutions sont tenues de déterminer des coefficients correcteurs distincts lorsque le coût de la vie dans un lieu d’affectation regroupant un nombre important de fonctionnaires subit des variations plus importantes que celles de la capitale. En outre, elle affirme que le Conseil a l’obligation d’adapter ces coefficients, y compris avec effet rétroactif, dès lors qu’une variation sensible du coût de la vie est établie. La décision apporte ainsi une clarification substantielle des règles de fond encadrant la rémunération des fonctionnaires, dont elle précise les garanties (I), tout en affirmant le contrôle du juge sur les obligations qui pèsent sur les institutions communautaires (II).
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I. La clarification des garanties de fond relatives à la rémunération
L’arrêt commenté est d’un apport considérable en ce qu’il précise deux garanties fondamentales pour les fonctionnaires : la première touche à la détermination géographique du coût de la vie (A), la seconde à l’obligation d’adapter les rémunérations en temps utile (B).
A. La consécration d’une approche matérielle du lieu d’affectation
Les requérants soutenaient que le recours systématique au coût de la vie de la capitale pour fixer le coefficient correcteur d’un pays portait atteinte au principe d’égalité de traitement. En effet, cette méthode aboutissait à leur garantir un pouvoir d’achat inférieur à celui de leurs collègues, dès lors que le coût de la vie dans leur région était objectivement plus élevé que celui de Rome. La Cour accueille cet argument en promouvant une interprétation de l’article 64 du statut qui se veut à la fois finaliste et pragmatique. Elle rappelle que l’objectif de cette disposition est d’assurer à tous les fonctionnaires un pouvoir d’achat équivalent, quel que soit leur lieu de travail. Pour ce faire, elle estime que la notion de « lieux d’affectation » ne saurait être interprétée de manière rigide et purement administrative.
La Cour juge qu’afin de respecter cette exigence, « il convient d’entendre cette expression comme indiquant non pas les seules capitales des etats membres, mais les lieux exacts ou se deroule l’activite d’un nombre suffisamment important de fonctionnaires et agents des communautes ». Cette solution s’écarte d’une pratique administrative qui, pour des raisons de simplicité, avait systématisé l’usage d’un coefficient unique par État membre. La Cour relève que cette pratique n’a pas toujours prévalu et que des coefficients différenciés ont déjà existé par le passé. En s’appuyant sur les données statistiques produites, qui démontraient une différence de coût de la vie « sensible » entre Varèse et Rome, elle en conclut que l’application d’un coefficient unique était, en l’espèce, illégale. Par cette décision, la Cour impose donc aux institutions une obligation de diligence, les contraignant à examiner la situation particulière des lieux d’affectation où sont concentrés des effectifs importants et à agir en conséquence.
B. Le caractère obligatoire de l’adaptation rétroactive des coefficients
Le second apport majeur de l’arrêt concerne l’interprétation de l’article 65, paragraphe 2, du statut. Ce texte dispose qu’en cas de variation sensible du coût de la vie, le Conseil décide des adaptations des coefficients correcteurs dans un délai de deux mois. La Commission, dans sa défense, laissait entendre que cette disposition conférait au Conseil un pouvoir discrétionnaire, tant sur le principe de l’adaptation que sur le choix de sa date d’effet. Les requérants, au contraire, soutenaient que le retard pris par le Conseil pour ajuster le coefficient pour l’Italie leur avait causé un préjudice financier depuis 1976, et que le règlement rectificatif aurait dû couvrir l’intégralité de cette période.
La Cour tranche en faveur d’une lecture stricte du texte, qui ne laisse aucune place à un tel pouvoir discrétionnaire. Elle énonce que « le libelle de l’article 65, paragraphe 2, exclut toute interpretation selon laquelle le conseil ne serait pas tenu d’adapter les coefficients correcteurs dans un delai de deux mois apres toute variation sensible du cout de la vie ». Le rôle du Conseil se limite donc à constater l’existence d’une variation sensible, et, si cette constatation est positive, à en tirer les conséquences juridiques qui s’imposent. L’absence d’une adaptation prompte et rétroactive irait, selon la Cour, « a l’encontre du but de la disposition en cause, qui est de garantir a tous les fonctionnaires le meme pouvoir d’achat ». Ainsi, la rétroactivité n’est pas une option, mais une modalité nécessaire de l’adaptation destinée à corriger les effets de l’inertie administrative et à restaurer les fonctionnaires dans leurs droits.
II. L’affirmation du contrôle juridictionnel sur les obligations des institutions
Au-delà de la clarification des règles de fond, la portée de l’arrêt réside dans la réaffirmation du contrôle que la Cour exerce sur l’action administrative, que ce soit en garantissant l’équivalence du pouvoir d’achat (A) ou en sanctionnant la marge d’appréciation que s’octroient les institutions (B).
A. Le renforcement de la garantie d’un pouvoir d’achat équivalent
Le principe d’égalité de traitement, et plus spécifiquement la garantie d’un pouvoir d’achat équivalent, constituent la pierre angulaire du raisonnement de la Cour. En liant l’obligation de fixer un coefficient distinct à l’existence d’une « différence sensible », la Cour établit un critère objectif qui permet de juger de l’action ou de l’inaction du Conseil. Elle transforme une pratique administrative, celle de l’indice unique par pays, en une simple présomption réfragable, qui cède dès lors qu’il est prouvé que le coût de la vie dans un lieu d’affectation spécifique s’écarte significativement de la moyenne nationale ou de la capitale. La valeur de cette décision est donc de protéger les fonctionnaires contre une application mécanique et potentiellement inéquitable des règles statutaires.
En outre, en se fondant sur les rapports de l’Office statistique des Communautés, la Cour montre qu’elle entend exercer un contrôle complet sur l’appréciation des faits économiques par les institutions. Le juge ne se contente pas de vérifier l’absence d’erreur manifeste d’appréciation ; il examine concrètement si les données disponibles justifiaient une action de la part de l’administration. La décision commentée a ainsi une portée pratique considérable : elle incite les institutions à une plus grande rigueur dans le suivi des conditions de vie locales et ouvre la voie à des revendications similaires pour d’autres lieux d’affectation qui se trouveraient dans une situation comparable. Elle réaffirme que la simplicité administrative ne saurait prévaloir sur le respect des droits des fonctionnaires.
B. La limitation du pouvoir d’appréciation du Conseil
L’arrêt constitue également une étape importante dans la définition du rôle respectif du Conseil et de la Cour. En rejetant l’idée d’un pouvoir discrétionnaire en matière d’adaptation des rémunérations, la Cour rappelle que le Conseil, même lorsqu’il agit en tant qu’autorité réglementaire, reste soumis au principe de légalité. Le pouvoir du Conseil n’est pas de décider s’il convient d’agir, mais de constater une situation de fait – la variation sensible du coût de la vie – et d’exécuter l’obligation que le statut y attache. Comme la Cour le confirmera dans un arrêt ultérieur, « le pouvoir du conseil a cet egard etait de constater s’il y a hausse sensible ou non du cout de la vie et, si la constatation est positive, d’en tirer les consequences ».
Cette solution revêt une importance particulière dans le contexte de l’époque, marqué par des retards fréquents dans l’ajustement des coefficients. La position de la Cour a une portée préventive : elle dissuade les institutions de différer leurs décisions pour des raisons d’opportunité politique ou budgétaire. De manière incidente, mais tout aussi significative, la Cour fait preuve de pragmatisme en déclarant les recours recevables. Elle considère que les fonctionnaires pouvaient légitimement attendre la fin des négociations en cours avant de formaliser leurs griefs, et que la réponse globale de la Commission à l’ensemble des réclamations démontrait qu’elle en avait parfaitement compris la substance. Cette approche souple des règles de procédure confirme que l’objectif principal du contentieux est d’assurer une protection juridictionnelle effective, et non de faire obstacle à l’examen des droits des justiciables.