Par un arrêt rendu dans l’affaire 211/80, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur la légalité d’un règlement du Conseil visant à corriger les effets d’une précédente réforme des rémunérations des fonctionnaires. En l’espèce, une modification du statut des fonctionnaires intervenue en 1976 avait incorporé un coefficient correcteur aux barèmes de traitement, ce qui avait engendré des augmentations de rémunération jugées excessives et non intentionnelles pour certains agents. Pour remédier à cette situation, le Conseil a adopté le règlement n° 160/80, qui ajustait les barèmes de traitement avec un effet rétroactif afin de neutraliser ces augmentations. Un groupe de fonctionnaires, s’estimant lésés par l’application de ce nouveau règlement à leurs bulletins de paie, a introduit une réclamation auprès de leur institution, laquelle fut rejetée. Ils ont alors saisi la Cour d’un recours en annulation contre la décision de rejet, soulevant par voie d’exception l’illégalité du règlement n° 160/80. Les requérants soutenaient principalement que le règlement litigieux était entaché d’une motivation erronée, qu’il violait les engagements antérieurs du Conseil ainsi que les principes de protection de la confiance légitime et de respect des droits acquis, et qu’il avait été adopté en méconnaissance de formes substantielles. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si le législateur communautaire pouvait, par une modification statutaire, réajuster rétroactivement des barèmes de rémunération pour corriger des distorsions résultant d’une réforme antérieure, sans porter atteinte aux garanties juridiques dont bénéficient les fonctionnaires. La Cour de justice a rejeté le recours, validant ainsi le règlement correcteur. Elle a jugé que la suppression de majorations de rémunération non voulues constituait une motivation suffisante et un objectif légitime. Elle a également estimé que ni la confiance légitime ni les droits acquis n’étaient violés dès lors que des mesures transitoires empêchaient une diminution des montants de rémunération effectivement perçus par les agents concernés. La solution retenue par la Cour consacre ainsi le pouvoir de rectification du législateur face aux effets inattendus de ses propres réformes (I), tout en encadrant de manière pragmatique la protection des droits des agents (II).
I. La consécration du pouvoir de rectification du législateur communautaire
La Cour de justice reconnaît au Conseil la faculté de corriger les conséquences imprévues d’un règlement antérieur, en légitimant le principe même de la rectification (A) et en s’appuyant sur une distinction technique entre les fondements juridiques des actes successifs (B).
A. La légitimation d’une correction des effets non voulus d’une réforme
Les requérants contestaient la validité du règlement n° 160/80 en arguant que sa motivation était erronée, le Conseil ne pouvant prétendre que les distorsions de rémunération étaient « non voulues ». Selon eux, l’institution avait agi en connaissance de cause lors de la réforme de 1976. La Cour écarte cet argument en se focalisant sur l’intention première du législateur. Elle relève que les considérants du règlement litigieux indiquent clairement que son but est de remédier à une situation où « la manière dont cette incorporation a été réalisée donnait lieu a des majorations non voulues des droits pecuniaires ». Pour la Cour, même si le Conseil avait conscience des risques de distorsions, leur ampleur l’avait surpris et il n’avait jamais eu l’intention de favoriser certains fonctionnaires par rapport à d’autres. L’objectif était d’assainir une situation qui ne correspondait pas à la finalité de la réforme initiale.
En validant ce motif, la Cour admet qu’il appartient au législateur d’éliminer « au plus tôt possible les distorsions consistant dans un traitement favorable, du point de vue des droits pecuniaires, de certains fonctionnaires par rapport aux autres ». Cette approche pragmatique confère au Conseil une marge d’appréciation pour corriger les effets pervers de sa propre législation, dès lors que ces effets s’écartent de l’objectif poursuivi. La Cour refuse ainsi de figer les conséquences d’une réforme complexe et valide une intervention a posteriori justifiée par la nécessité de rétablir une cohérence et une forme d’équité au sein du système de rémunération.
B. La distinction des fondements juridiques des règlements successifs
Le second argument des requérants tenait à la violation des règles que le Conseil s’était lui-même fixées en 1976 concernant la méthode d’adaptation des rémunérations. Le règlement n° 160/80 aurait rompu les engagements pris. La Cour rejette cette thèse en opérant une distinction fondamentale entre la nature des actes en cause. Le règlement n° 3177/76, qui avait mis en œuvre l’incorporation du coefficient correcteur, était une mesure d’application de la méthode d’adaptation des rémunérations relevant de l’article 65 du statut. En revanche, le règlement n° 160/80, qui corrigeait les barèmes, est un « règlement modifiant le statut conformément a l’article 24 du traite instituant un conseil unique et une commission unique ».
Cette distinction est déterminante, car elle place les deux règlements sur des plans juridiques différents. La méthode adoptée en 1976 pour l’adaptation annuelle des rémunérations pouvait lier le Conseil dans l’exercice de son pouvoir au titre de l’article 65, mais elle ne saurait faire obstacle à l’exercice de sa compétence de modification du statut lui-même, laquelle obéit à une procédure plus solennelle et dispose d’une autorité supérieure. En qualifiant le règlement litigieux d’acte de modification statutaire, la Cour lui reconnaît une autonomie et une force juridique qui le soustraient aux contraintes de la méthode d’adaptation qu’il venait précisément corriger. Le Conseil n’était donc pas lié par ses décisions antérieures et pouvait légitimement intervenir pour modifier la grille de traitement elle-même.
II. Le rejet des garanties invoquées par les fonctionnaires
Face à ce pouvoir de rectification, les requérants invoquaient plusieurs garanties tenant à la protection de leurs droits et au respect des formes procédurales. La Cour adopte cependant une lecture restrictive de ces garanties, qu’il s’agisse de la confiance légitime et des droits acquis (A) ou des obligations de procédure du Conseil (B).
A. Une conception restrictive de la protection de la confiance légitime et des droits acquis
Les requérants soutenaient que le règlement n° 160/80 portait atteinte à la fois au principe de protection de la confiance légitime et à leurs droits acquis, nés de l’application du règlement de 1976. La Cour examine ces deux griefs conjointement et les écarte en se fondant sur une appréciation concrète des effets du nouveau règlement sur la situation pécuniaire des agents. Elle observe d’abord que le règlement, bien que rétroactif, précise qu’« aucune répétition n’est opérée sur les montants perçus ». De plus, il instaure des mesures transitoires pour résorber progressivement les distorsions. Surtout, la Cour note qu’un autre règlement, adopté le même jour, a augmenté les rémunérations à partir des barèmes « nettoyés », de sorte que les réductions de traitement de base ont été « immédiatement résorbées » dans la plupart des cas.
Dans ces conditions, la Cour conclut qu’il « n’y a eu violation ni de la protection de la confiance légitime ni de droits acquis ». Elle rejette l’argument des requérants selon lequel un simple blocage du taux de rémunération suffirait à caractériser une telle violation. Pour la Cour, une telle analyse ne saurait prévaloir « dans des circonstances comme celles de l’espèce, ou le règlement litigieux vise précisément a mettre fin a des augmentations injustifiées ». Cette solution révèle une conception pragmatique de la protection des droits : tant qu’il n’y a pas de diminution effective de la rémunération perçue, la suppression d’un avantage financier considéré comme indu ne constitue pas une atteinte à un droit acquis ou à une attente légitime.
B. Le contrôle formel des obligations procédurales du Conseil
Enfin, les requérants invoquaient la violation de formes substantielles, reprochant au Conseil de ne pas avoir réellement pris en considération l’avis du Parlement européen et de ne pas avoir respecté la procédure de concertation interinstitutionnelle. Sur le premier point, la Cour procède à un examen des faits et constate que le Comité des représentants permanents a bien été informé de la teneur de l’avis du Parlement avant de recommander l’adoption des textes au Conseil. Elle en conclut que l’avis « a été valablement pris en considération ».
Sur le second point, relatif à la procédure de concertation, la Cour analyse les conditions d’application de la déclaration commune de 1975 qui l’institue. Cette procédure est prévue pour les actes « qui ont des implications financières notables ». La Commission ayant soutenu que tel n’était pas le cas en l’espèce, et les requérants n’ayant pas contesté cette affirmation, la Cour juge que les conditions n’étaient pas réunies. Le fait que le Parlement ait demandé la concertation est donc sans incidence sur la légalité du règlement. Le contrôle exercé par la Cour se limite ici à une vérification formelle du respect des règles applicables, sans entrer dans une appréciation de l’opportunité politique du dialogue institutionnel. Cette approche confirme que le respect des formes, bien qu’essentiel, est apprécié de manière stricte au regard des textes qui les prévoient.