Arrêt de la Cour (première chambre) du 19 novembre 1998. – Parlement européen contre Enrique Gutiérrez de Quijano y Lloréns. – Pourvoi – Procédure devant le Tribunal – Interdiction de moyens nouveaux – Applicabilité au Tribunal – Fonctionnaires – Transfert interinstitutionnel. – Affaire C-252/96 P.

Par un arrêt du 5 juin 1998, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur l’étendue des pouvoirs du juge communautaire au regard des règles de procédure encadrant le débat contentieux. En l’espèce, un fonctionnaire d’une institution communautaire avait sollicité son transfert vers une autre institution, sur un poste d’interprète vacant. Sa candidature, bien qu’unique, fut rejetée. Par la suite, l’institution a pourvu le poste en recourant aux lauréats d’un concours général, dont l’avis avait été publié antérieurement à l’avis de transfert. Le fonctionnaire a alors saisi le Tribunal de première instance d’un recours en annulation contre la décision de rejet de sa candidature, en invoquant notamment la violation des règles de priorité de recrutement prévues à l’article 29 du statut des fonctionnaires.

Le Tribunal de première instance a accueilli le recours et annulé la décision attaquée. Pour ce faire, il a constaté que l’avis de transfert et l’avis de concours général, bien que visant le même poste, contenaient des conditions de participation différentes, l’avis de transfert étant plus exigeant. Il a jugé que cette discordance constituait une irrégularité procédurale, en violation de l’article 29 du statut. L’institution a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant que le Tribunal avait statué au-delà de ses pouvoirs en soulevant d’office ce moyen tiré de la non-concordance des avis, alors que le fonctionnaire ne l’avait jamais invoqué, contrevenant ainsi à l’article 48, paragraphe 2, de son règlement de procédure qui interdit la production de moyens nouveaux en cours d’instance.

La question de droit posée à la Cour de justice était donc de déterminer si la règle interdisant aux parties la production de moyens nouveaux en cours d’instance s’impose également au juge, lui défendant ainsi de fonder sa décision sur un argument de droit non soulevé par les plaideurs. La Cour de justice répond par la négative et rejette le pourvoi, considérant que cette interdiction procédurale ne lie que les parties au litige et non le juge lui-même. Elle ajoute que, en tout état de cause, l’argument du Tribunal ne constituait pas un moyen nouveau, mais un simple développement de son raisonnement juridique pour motiver sa décision au regard du moyen, bien soulevé celui-ci, tiré de la violation de l’article 29 du statut.

La solution retenue par la Cour de justice clarifie la distinction entre les obligations procédurales des parties et l’office du juge (I), consacrant par là même la portée du rôle actif de ce dernier dans l’application de la règle de droit (II).

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I. La clarification de la portée d’une règle de procédure

La Cour de justice, pour rejeter l’argumentation de l’institution requérante, opère une lecture stricte du texte régissant la production de moyens nouveaux (A), qu’elle combine à une analyse de la nature de l’intervention du juge de première instance (B).

A. Une interprétation littérale de la disposition interdisant les moyens nouveaux

Le pourvoi se fondait sur une violation prétendue de l’article 48, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal, qui interdit de produire des moyens nouveaux en cours d’instance. L’institution soutenait que ce qui est interdit aux parties l’est, a fortiori, au juge. La Cour de justice écarte cet argument avec une simplicité tranchante en s’en tenant au texte même de la disposition. Elle affirme qu’« il ressort à l’évidence de la simple lecture de cette disposition […] qu’il s’agit d’une disposition qui s’impose aux parties et non au Tribunal ». Le raisonnement est purement textuel et téléologique : la règle est insérée dans un chapitre du règlement de procédure consacré à la procédure écrite menée par les parties, et vise à délimiter le cadre du débat contentieux qu’elles instaurent.

En affirmant que la règle « ne s’impose pas » au Tribunal, la Cour établit une frontière nette entre les contraintes qui pèsent sur les plaideurs pour garantir la stabilité du litige et la loyauté des débats, et la liberté du juge dans la conduite de son raisonnement juridique. Cette interprétation littérale suffit à elle seule à juger le moyen du pourvoi non fondé, en refusant d’étendre une contrainte procédurale au-delà de ses destinataires explicites.

B. La requalification de l’intervention du juge en un simple développement du raisonnement

De manière subsidiaire, la Cour de justice examine la nature même de l’argument soulevé par le Tribunal de première instance. Elle considère que, même si la règle de l’article 48, paragraphe 2, avait été applicable au juge, elle n’aurait pas été violée en l’espèce. En effet, elle estime que la constatation de la discordance entre les avis de transfert et de concours ne constituait pas un moyen de droit nouveau et distinct. Il s’agissait plutôt d’un « développement du raisonnement du Tribunal établissant le bien-fondé du moyen tiré de la violation de l’article 29, paragraphe 1, du statut ».

Ce faisant, la Cour opère une distinction fondamentale entre le moyen, qui est la cause juridique de la demande en annulation soulevée par le requérant, et les arguments de droit ou de fait qui viennent l’étayer. Le requérant avait bien invoqué une violation de l’article 29 du statut. Le Tribunal, pour vérifier le bien-fondé de ce moyen, a examiné les actes de la procédure de recrutement et a relevé une incohérence factuelle, la non-concordance des avis, pour en déduire la confirmation de l’irrégularité alléguée. Le juge n’a donc pas modifié l’objet du litige ni sa cause juridique ; il a simplement exercé son pouvoir d’analyse en appliquant la règle de droit invoquée aux faits de la cause, tels qu’ils ressortaient du dossier.

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II. La consécration du rôle actif du juge dans le procès

Au-delà de la stricte question procédurale, cet arrêt est une illustration de la conception de l’office du juge dans l’ordre juridique communautaire (A), un rôle actif qui n’est cependant pas dépourvu de limites (B).

A. L’office du juge et le principe *iura novit curia*

En autorisant le juge à soulever un argument de droit non invoqué par les parties, la Cour de justice fait une application implicite mais certaine de l’adage *iura novit curia* : la cour connaît le droit. Le juge n’est pas un simple arbitre passif des thèses juridiques que lui présentent les parties. Il lui appartient de qualifier juridiquement les faits du litige et d’appliquer les règles de droit pertinentes pour trancher la contestation. Limiter le juge aux seuls arguments soulevés par les plaideurs reviendrait à le rendre dépendant de leur maîtrise, parfois imparfaite, du droit, et risquerait de conduire à des solutions juridiquement erronées.

La solution est d’autant plus importante dans le contentieux de la fonction publique, où le principe de légalité et la protection des droits des fonctionnaires imposent un contrôle juridictionnel approfondi des décisions de l’administration. En l’espèce, le juge a veillé à ce que le respect de l’ordre des priorités de l’article 29 du statut ne soit pas vidé de sa substance par une manipulation des conditions de recrutement d’une étape à l’autre de la procédure. Cet activisme judiciaire est une garantie de la bonne application du droit et du respect par les institutions des règles qu’elles se sont elles-mêmes fixées.

B. Les limites implicites au pouvoir souverain du juge

Si le juge peut et doit appliquer le droit, son pouvoir n’est pas sans bornes. La Cour de justice, en précisant que le Tribunal n’avait pas statué *ultra petita*, rappelle implicitement ces limites. Le juge ne peut pas modifier l’objet de la demande, par exemple en accordant au requérant plus que ce qu’il n’a demandé, ni soulever d’office un moyen qui changerait la nature du litige sans inviter au préalable les parties à présenter leurs observations, afin de respecter le principe du contradictoire.

En l’espèce, le Tribunal a annulé la décision attaquée, ce qui correspondait précisément à la demande du requérant. L’argument relatif à la discordance des avis s’inscrivait directement dans le cadre du débat sur la régularité de la procédure de recrutement. Le raisonnement de la Cour de justice valide donc un rôle actif du juge, mais un rôle qui reste cantonné à l’intérieur du litige tel que défini par les parties. Il s’agit moins pour le juge de créer le débat que de l’éclairer par une correcte application de la règle de droit aux faits qui lui sont soumis.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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