Par un arrêt rendu dans les affaires jointes 154 et 155/83, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie de questions préjudicielles par le Hessischer Verwaltungsgerichtshof par des ordonnances du 30 mai 1983, a interprété la réglementation communautaire relative à la vente de beurre à prix réduit. En l’espèce, plusieurs entreprises ayant acquis du beurre d’intervention s’étaient engagées à le transformer en préparations en poudre pour la confection de glaces alimentaires, conformément aux dispositions du règlement n° 1259/72. Une caution avait été constituée pour garantir le respect de cette obligation. L’organisme national d’intervention a constaté que, si les poudres avaient bien été fabriquées, elles n’avaient pas été utilisées pour la production de glaces, mais avaient été décomposées en leurs éléments pour d’autres usages. En outre, un stabilisant, le caséinate de sodium, avait été ajouté à ces poudres, rendant leur usage pour la confection de glaces alimentaires illicite dans un État membre mais autorisé dans d’autres. L’organisme national a refusé de libérer la caution, ce qui a conduit les entreprises à saisir les juridictions allemandes. Le litige a mené la juridiction de renvoi à interroger la Cour sur la portée de l’obligation de transformation et sur l’incidence des législations nationales relatives à la qualité des denrées alimentaires sur la libération de la caution. Il s’agissait de déterminer si l’obligation de transformation s’étendait à la destination finale du produit et si le non-respect de cette destination justifiait la saisie de la caution. Il était également demandé si la conformité du produit transformé devait s’apprécier au regard du seul droit communautaire ou également des dispositions nationales. La Cour a jugé que l’obligation de transformation incluait la destination finale du produit et que le détournement de cette fin justifiait la conservation de la caution par l’autorité nationale. Elle a par ailleurs affirmé que la conformité du produit et le droit à la libération de la caution ne dépendaient que du respect des normes communautaires, à l’exclusion des règles nationales plus strictes.
La solution de la Cour précise l’étendue des obligations pesant sur les opérateurs économiques bénéficiant d’aides communautaires, en consacrant une interprétation téléologique des conditions de transformation (I), tout en réaffirmant l’autonomie du droit communautaire pour l’appréciation de la conformité des produits (II).
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I. La finalité de la transformation, condition substantielle de la libération de la caution
La Cour de justice adopte une lecture stricte des obligations des adjudicataires, considérant que le respect de la destination finale du produit constitue une condition essentielle du régime d’aide. L’analyse des juges étend l’obligation de transformation au-delà de la simple fabrication du produit intermédiaire (A), rendant la perte de la caution inévitable en cas de détournement (B).
A. L’extension de l’obligation de transformation à l’utilisation finale du produit
L’enjeu principal soumis à la Cour concernait la portée de l’engagement de transformation prévu par l’article 6 du règlement n° 1259/72. Les entreprises demanderesses soutenaient une interprétation littérale du texte, selon laquelle leur obligation se limitait à la fabrication d’un produit intermédiaire, à savoir des « préparations en poudre pour la confection de glaces alimentaires ». La Cour écarte cette analyse en se fondant sur la finalité du dispositif, qui vise à écouler les excédents de beurre sur de nouveaux marchés sans perturber les marchés existants. Elle juge que permettre la décomposition du produit transformé pour d’autres usages reviendrait à vider le règlement de son sens.
La Cour s’appuie notamment sur l’article 6 bis du même règlement, qui dispose qu’« une transformation ulterieure des produits vises a L ‘ article 6 , paragraphe 1 , sous C ), N ‘ est admise que dans la mesure ou les produits obtenus relevent D ‘ une des dispositions tarifaires visees a cet article ». Elle interprète cette disposition comme une confirmation que le produit transformé doit conserver sa nature et sa destination. Le processus de transformation ne s’achève donc pas à la fabrication de la poudre, mais seulement à son utilisation conforme à l’objectif de la réglementation, soit la confection de glaces alimentaires. Cette interprétation finaliste garantit l’efficacité du mécanisme de soutien de marché et prévient les détournements de procédure.
B. La perte justifiée de la caution en cas de non-respect de la destination
La conséquence logique de cette interprétation extensive de l’obligation est la confirmation de la saisie de la caution. L’article 18 du règlement n° 1259/72 subordonne la libération de la caution à la preuve que « les conditions de L ‘ article 6 ont ete respectees ». En jugeant que l’obligation de destination finale est une partie intégrante de ces conditions, la Cour établit un lien direct entre le détournement du produit et la sanction financière. Le fait que le produit intermédiaire ait été correctement fabriqué dans les délais impartis devient insuffisant pour satisfaire aux exigences communautaires.
La Cour précise que le non-respect de l’article 6 bis, qui encadre les transformations ultérieures, constitue une violation des conditions de l’article 6. Ainsi, la décomposition des poudres en produits relevant d’autres positions tarifaires que celles autorisées emporte de plein droit la perte de la garantie. La caution n’est donc pas une simple garantie de fabrication, mais bien une garantie d’utilisation finale. Cette solution rigoureuse renforce le caractère contraignant des engagements pris par les bénéficiaires des aides agricoles et assure que les deniers communautaires sont employés conformément aux objectifs fixés.
II. L’autonomie du droit communautaire dans l’appréciation de la conformité du produit
Dans la seconde partie de son raisonnement, la Cour se prononce sur l’incidence de l’ajout d’un stabilisant, le caséinate de sodium. Elle en profite pour livrer un enseignement majeur sur la primauté et l’uniformité du droit communautaire. Elle exclut ainsi toute prise en compte des normes nationales de qualité pour évaluer la conformité du produit (A), ce qui consacre l’existence d’un marché unifié pour les produits agricoles transformés (B).
A. L’indifférence des normes nationales de qualité pour la libération de la caution
La juridiction de renvoi demandait si l’ajout d’un stabilisant, rendant le produit impropre à la consommation selon la loi allemande mais pas dans d’autres États membres, pouvait justifier le refus de libérer la caution. La réponse de la Cour est sans équivoque : les caractéristiques des produits transformés dérivent exclusivement des dispositions du droit communautaire. Elle affirme qu’« une disposition D ‘ un etat membre en matiere de qualite de denrees alimen taires ne saurait influencer la liberation de la caution ». Dès lors que le produit satisfait aux exigences du règlement communautaire, notamment à sa définition et à sa classification tarifaire, sa conformité est établie.
En affirmant ce principe, la Cour garantit une application uniforme de la réglementation sur tout le territoire de la Communauté. Elle empêche qu’un État membre puisse, par des règles techniques nationales plus strictes, faire échec à un dispositif de politique agricole commune. Le droit à la libération de la caution ne dépend que du respect des conditions fixées par la législation communautaire. La légalité du produit dans un seul État membre suffit à le rendre conforme aux fins du règlement, ce qui protège les opérateurs contre l’insécurité juridique née de la diversité des législations nationales.
B. L’affirmation d’un marché unifié pour les produits dérivés
La portée de cette solution dépasse largement le cas d’espèce. En refusant de tenir compte des obstacles réglementaires d’un seul État membre, la Cour consolide le principe du marché unique. Elle assure que les produits circulent librement dès lors qu’ils sont conformes aux normes communautaires harmonisées ou, comme en l’espèce, définis par un règlement spécifique. Un produit jugé apte à la transformation dans le cadre d’une politique commune ne peut être considéré comme non conforme au seul motif qu’il ne respecte pas les standards plus élevés d’un marché national particulier.
Cette jurisprudence est fondamentale pour le fonctionnement de la politique agricole commune, car elle prévient le risque d’une fragmentation du marché intérieur par le biais de barrières non tarifaires. Elle réaffirme que l’appréciation de la conformité d’un produit dans le cadre d’un régime d’aide communautaire relève de la compétence exclusive des institutions de la Communauté. La décision contribue ainsi à assurer la sécurité juridique des acteurs économiques et l’homogénéité de l’espace économique européen, en faisant prévaloir une conception unitaire des conditions de production et de commercialisation des produits agricoles transformés.