Par un arrêt rendu dans l’affaire 38/84, la Cour de justice des Communautés européennes, siégeant en sa première chambre, s’est prononcée sur la recevabilité d’un recours introduit par un de ses fonctionnaires. Cette décision, bien que d’étape, aborde des questions fondamentales relatives à la computation des délais dans le cadre du contentieux de la fonction publique européenne et à la portée des communications ambiguës d’une administration.
Un fonctionnaire d’une institution européenne avait sollicité, le 22 novembre 1982, le bénéfice de l’allocation de foyer. Le 21 février 1983, le chef du service du personnel l’informa de l’impossibilité de donner une suite favorable à sa demande. Le fonctionnaire sollicita alors une décision formelle de l’autorité investie du pouvoir de nomination. En réponse, le 21 avril 1983, le directeur du personnel lui indiqua qu’il lui était loisible d’engager la procédure prévue à l’article 90 du statut des fonctionnaires. Considérant cette lettre comme une décision de rejet, le fonctionnaire saisit la Cour d’un premier recours le 11 juillet 1983. S’ensuivit une série d’échanges épistolaires complexes au terme desquels le fonctionnaire accepta de retirer son recours, à la condition que l’institution considère sa lettre du 11 juillet 1983 comme une réclamation administrative formelle, et la décision du 21 avril 1983 comme l’acte attaquable. L’institution ayant pris acte du retrait du recours le 12 août 1983, mais n’ayant pas répondu au fond de la réclamation, le fonctionnaire introduisit un nouveau recours le 13 février 1984. L’institution souleva une exception d’irrecevabilité, arguant de la tardiveté tant de la réclamation que du recours juridictionnel.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si l’ambiguïté entretenue par une administration dans ses correspondances pouvait avoir pour effet de proroger les délais de recours au profit d’un administré. Plus précisément, il s’agissait de savoir, d’une part, quelle communication devait être considérée comme la décision faisant grief ouvrant le délai de réclamation, et d’autre part, si une réponse administrative pouvait être qualifiée de rejet explicite d’une réclamation alors même que l’existence de cette dernière n’était pas encore reconnue par l’administration.
La Cour de justice répond par la négative à l’exception d’irrecevabilité. Elle juge que l’institution, en acceptant le retrait du premier recours sous condition, a elle-même fixé la date de la décision de rejet au 21 avril 1983, rendant la réclamation du 11 juillet 1983 recevable. Elle estime ensuite que l’absence de reconnaissance formelle de la réclamation à la date d’une réponse ultérieure empêche de qualifier cette dernière de rejet explicite, ouvrant ainsi la voie à un recours contre une décision implicite de rejet.
L’arrêt clarifie ainsi les obligations de l’administration face à une procédure précontentieuse confuse (I), avant de réaffirmer la stricte chronologie des actes garantissant la sécurité juridique du requérant (II).
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I. La neutralisation des délais de recours face à l’ambiguïté administrative
La décision de la Cour repose sur une analyse pragmatique des échanges entre les parties, sanctionnant le comportement équivoque de l’administration. Elle établit d’abord la date de la décision attaquable en se fondant sur l’accord procédural intervenu entre les parties (A), ce qui l’amène à privilégier une interprétation des actes favorable au droit au recours du fonctionnaire (B).
A. La cristallisation du point de départ du délai par l’accord des parties
L’institution soutenait que la demande initiale du fonctionnaire avait été rejetée implicitement le 22 mars 1983, rendant tardive la réclamation du 11 juillet 1983. La Cour écarte cette argumentation en se concentrant sur les échanges ultérieurs. Elle relève que le fonctionnaire a pu légitimement croire que la lettre du 21 avril 1983 constituait la décision de rejet, d’autant que l’administration n’a jamais indiqué qu’une décision antérieure était intervenue. L’élément déterminant réside cependant dans la proposition du requérant de retirer son premier recours en échange de la reconnaissance par l’administration de la lettre du 21 avril comme décision définitive. La Cour note que l’institution a répondu qu’elle « prenait note que le requérant retirait son recours devant la cour ». Elle en déduit que « par cette phrase, le parlement a accepte de considerer la lettre du 21 avril 1983 comme la decision definitive sur demande ». Cet accord procédural a pour effet de purger les ambiguïtés antérieures et de fixer définitivement le point de départ du délai de réclamation, rendant celle-ci recevable.
B. La protection de la confiance légitime du requérant
Au-delà de l’accord formel, la Cour sanctionne une administration qui a entretenu une confusion préjudiciable au justiciable. En ne qualifiant jamais clairement la nature de ses propres écrits et en laissant le requérant dans l’incertitude, l’institution a créé les conditions de l’imbroglio procédural. Le juge européen, en pareille situation, fait prévaloir la protection de la confiance légitime de l’administré. Le requérant ne doit pas pâtir des incertitudes créées par l’administration elle-même. La solution retenue constitue une application du principe de bonne administration, qui impose aux institutions clarté et prévisibilité dans leurs relations avec les fonctionnaires. En considérant que la réclamation a été valablement introduite, la Cour assure la primauté de l’accès au juge sur un formalisme que l’administration a elle-même rendu confus, garantissant ainsi l’effectivité des voies de recours.
Ayant ainsi validé la première étape de la procédure précontentieuse, la Cour examine ensuite la recevabilité du recours juridictionnel lui-même, en se penchant sur la qualification des actes qui ont suivi la réclamation.
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II. La consécration d’une chronologie procédurale rigoureuse
La seconde branche de l’argumentation de l’institution portait sur la tardiveté du recours juridictionnel, prétendument introduit après l’expiration du délai suivant un rejet explicite de la réclamation. La Cour rejette cet argument en refusant de qualifier la lettre du 2 août 1983 de réponse explicite (A), réaffirmant par là même une orthodoxie procédurale qui renforce la sécurité juridique (B).
A. Le rejet de la qualification de réponse explicite à la réclamation
L’institution prétendait que sa lettre du 2 août 1983 constituait un rejet explicite de la réclamation du 11 juillet, ce qui aurait dû conduire le fonctionnaire à introduire son recours avant le 2 novembre 1983. La Cour observe cependant une incohérence logique insurmontable. Ce n’est que le 12 août 1983 que l’administration a formellement accepté de considérer la lettre du 11 juillet comme une réclamation. Par conséquent, sa communication du 2 août ne pouvait logiquement pas constituer une réponse à une réclamation dont elle ne reconnaissait pas encore l’existence. La Cour souligne que cette appréciation est confirmée par le contenu même de la lettre, dans laquelle l’institution déclare « qu ‘ il ne peut repondre aux arguments contenus dans le premier recours de M . J . K ., car ce recours N ‘ a pas ete precede D ‘ une reclamation prealable … ». Ce passage démontre que, pour l’administration elle-même, aucune réclamation n’était pendante à cette date. La Cour en conclut logiquement que ce courrier ne saurait valoir rejet explicite.
B. La portée de la solution : une clarification au service de la sécurité juridique
En l’absence de rejet explicite de la réclamation, la Cour applique le régime de la décision implicite de rejet. Conformément à l’article 90 du statut, un silence de quatre mois de l’administration vaut décision implicite de rejet, ouvrant un nouveau délai de trois mois pour le recours juridictionnel. Le recours introduit le 13 février 1984 respectait donc ce délai. Si la solution est dictée par les faits très spécifiques de l’espèce, sa portée n’en est pas moins significative. Elle constitue un rappel à l’ordre pour les administrations, qui ne peuvent se prévaloir de leurs propres contradictions pour faire échec aux droits des justiciables. Cet arrêt renforce la sécurité juridique en imposant une chronologie stricte et cohérente des actes : une réponse ne peut précéder la demande qu’elle est censée traiter. Il rappelle que la procédure précontentieuse est une garantie pour le fonctionnaire et non un piège procédural. En déclarant le recours recevable, la Cour de justice impose une lecture des règles de procédure qui soit non seulement littérale, mais également conforme aux principes de bonne foi et de bonne administration.