Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel de la Corte suprema di cassazione le 13 mars 1984, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’application d’un régime dérogatoire de prélèvement agricole. En l’espèce, une quantité de maïs en provenance d’un pays tiers a fait l’objet d’opérations de dédouanement dans le port italien de La Spezia alors que la marchandise se trouvait encore à bord du navire transporteur. Sans être déchargée sur le territoire italien, cette marchandise a ensuite été réexpédiée par le même navire vers le port de Rotterdam, aux Pays-Bas, sous couvert de documents de transit communautaire interne. L’importateur initial avait sollicité le bénéfice d’un taux de prélèvement réduit, prévu par le règlement nº 120/67 pour les importations de certaines céréales effectuées par voie maritime en Italie.
Suite au refus de l’administration fiscale italienne, un litige s’est élevé, porté en dernière instance devant la juridiction de renvoi. Celle-ci a alors décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice sur deux points de droit communautaire. Il s’agissait d’une part de déterminer si la notion d’« importation effectuée par voie maritime » visée par le règlement autorisait l’application du prélèvement réduit lorsque la marchandise est dédouanée à bord dans un port italien mais physiquement déchargée dans un autre État membre. D’autre part, il était demandé si de telles marchandises pouvaient circuler sous le régime du transit communautaire interne au motif qu’elles seraient en libre pratique dans la Communauté.
À la première question, la Cour répond par la négative, estimant que « l’expression ‘importation … effectuée par voie maritime’ ne comprend pas le dédouanement de produits se trouvant à bord d’un navire lorsque ces produits sont réexpédiés, sans être débarqués, vers un port situé dans un autre État membre ». En revanche, elle répond positivement à la seconde question, jugeant qu’un produit agricole ayant bénéficié d’une réduction de prélèvement « se trouve en libre pratique dans la communauté au sens de l’article 1er, paragraphe 3, du règlement no 542/69 ».
L’arrêt commenté clarifie ainsi l’articulation entre une mesure économique spécifique et les principes fondamentaux de l’union douanière. La Cour adopte une interprétation restrictive de la condition d’octroi de l’avantage tarifaire (I), tout en réaffirmant une conception large de la mise en libre pratique des marchandises (II).
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I. L’interprétation restrictive de la condition d’octroi du prélèvement réduit
La solution de la Cour repose sur une définition stricte de la notion d’importation maritime, fondée sur la finalité du régime dérogatoire (A), ce qui conduit à écarter les opérations purement administratives du bénéfice de l’avantage (B).
A. La prévalence de l’interprétation téléologique de la notion d’importation
Pour définir la portée de l’expression « importation […] effectuée par voie maritime », la Cour de justice privilégie une méthode d’interprétation téléologique. Elle recherche la raison d’être de la disposition litigieuse, à savoir l’article 23 du règlement nº 120/67. Il ressort de ses propres considérants, ainsi que des observations des parties, que ce régime temporaire avait pour « seul but de prendre en considération les coûts élevés des charges portuaires en Italie dans l’attente d’une amélioration des structures portuaires ». Le prélèvement réduit constituait donc une mesure de compensation destinée à pallier un handicap structurel affectant la compétitivité des ports italiens.
Partant de cet objectif, la Cour déduit logiquement que le bénéfice de la mesure ne saurait être accordé qu’aux opérateurs économiques qui subissent effectivement le surcoût que celle-ci vise à corriger. Or, ce surcoût est directement lié à l’utilisation des infrastructures et des services portuaires pour le déchargement des marchandises. Le simple fait pour un navire de faire escale et d’accomplir des formalités douanières à bord ne suffit pas à entraîner l’application des charges que la réduction du prélèvement entendait compenser. L’importation, au sens de cette disposition particulière, implique donc nécessairement une introduction physique de la marchandise sur le territoire après son débarquement.
B. L’exclusion des opérations administratives du champ de l’avantage économique
En conséquence de cette approche finaliste, la Cour de justice établit une distinction claire entre l’acte administratif du dédouanement et l’opération matérielle du débarquement. Elle juge que l’accomplissement des formalités douanières, même s’il confère aux marchandises un statut juridique nouveau en les « nationalisant », ne constitue pas l’événement déclencheur du droit au prélèvement réduit. Cette solution a le mérite d’assurer que l’aide économique ne soit pas détournée de sa finalité. En liant le bénéfice de la mesure à un critère matériel objectif, le déchargement effectif, elle prévient les montages qui permettraient de profiter de l’avantage tarifaire sans pour autant contribuer à l’activité économique des ports italiens.
Cette interprétation est par ailleurs renforcée par un argument textuel tiré du parallélisme des formes. La Cour relève que le même article accorde une subvention équivalente pour les « livraisons » de céréales en provenance d’autres États membres. Or, elle souligne qu’« on ne saurait considérer qu’une cargaison a été ‘livrée’ si elle n’a pas été débarquée ». En exigeant une cohérence entre le traitement des importations de pays tiers et celui des livraisons intra-communautaires, la Cour consolide son raisonnement et ancre la notion d’importation dans une réalité économique et matérielle. L’avantage est ainsi réservé aux marchandises entrant physiquement sur le marché italien par ses ports.
La rigueur de cette interprétation finaliste contraste avec l’approche retenue pour la seconde question, où la Cour se montre plus attachée à la lettre des textes fondamentaux du traité.
II. La confirmation extensive du principe de libre pratique des marchandises
Après avoir limité le champ d’application de la mesure dérogatoire, la Cour consacre une vision large de la notion de libre pratique, en la rendant indépendante du taux de prélèvement acquitté (A), ce qui garantit l’effectivité du régime de transit communautaire interne (B).
A. L’indifférence du taux de prélèvement pour l’acquisition du statut de marchandise en libre pratique
S’agissant de la seconde question, la Cour abandonne l’interprétation téléologique pour revenir à une lecture littérale de l’article 10 du traité CEE. Aux termes de cette disposition, « sont considérés comme en libre pratique dans un État membre les produits en provenance de pays tiers pour lesquels les formalités d’importation ont été accomplies et les droits de douane et taxes d’effet équivalent exigibles ont été perçus ». La Cour observe que ce texte ne pose aucune condition relative au niveau des droits ou taxes perçus. Il ne distingue pas selon que le prélèvement a été acquitté à taux plein ou à un taux réduit.
Dès lors que les formalités douanières ont été valablement accomplies et que les prélèvements exigibles, même réduits, ont été perçus par les autorités italiennes, les marchandises acquièrent le statut de marchandises en libre pratique. Cette solution réaffirme un principe essentiel de l’union douanière : le statut douanier d’un produit dépend de l’accomplissement de la procédure d’importation et du paiement des droits dus, quel qu’en soit le montant. Le fait que l’opérateur n’ait finalement pas eu droit au taux réduit est sans incidence sur le statut acquis par la marchandise au moment de son dédouanement. La légalité de la perception initiale détermine le statut, et non l’éligibilité a posteriori à un régime préférentiel.
B. La portée de la solution pour l’effectivité du transit communautaire
En qualifiant les marchandises en cause de produits en libre pratique, la Cour de justice en tire la conséquence nécessaire quant à leur éligibilité au régime du transit communautaire interne. Ce régime, organisé par le règlement nº 542/69, a précisément pour objet de faciliter la circulation au sein de la Communauté des marchandises qui remplissent les conditions des articles 9 et 10 du traité. Affirmer qu’un produit est en libre pratique revient donc à lui ouvrir les portes du marché intérieur et des procédures qui en assurent la fluidité. La solution garantit ainsi la cohérence du système douanier communautaire.
La portée de cette décision est significative. Elle clarifie que l’octroi d’un avantage tarifaire spécifique, lié à des circonstances géographiques ou économiques particulières, ne crée pas une catégorie intermédiaire de marchandises. Une fois les formalités d’importation accomplies dans un État membre, les produits sont pleinement intégrés à l’union douanière et doivent pouvoir y circuler librement. L’arrêt empêche ainsi qu’un État membre puisse retenir sur son territoire des marchandises au prétexte qu’elles ont bénéficié d’un traitement tarifaire préférentiel à l’entrée. Il confirme la primauté de l’unité du marché commun sur les politiques économiques nationales ou régionales spécifiques, même lorsqu’elles sont encadrées par le droit communautaire.