Par un arrêt en date du 26 novembre 1992, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé le régime des prélèvements agricoles applicables à des marchandises volées. En l’espèce, une société avait placé du sucre d’origine communautaire sous le régime du transit communautaire externe. Cette opération visait à exporter les marchandises vers des pays tiers et à bénéficier des restitutions à l’exportation prévues par la politique agricole commune. Cependant, avant que l’exportation ne puisse avoir lieu, les marchandises furent dérobées. Conformément à la réglementation, l’opérateur économique a procédé au remboursement des restitutions qu’il avait perçues par anticipation. L’administration douanière nationale a néanmoins réclamé le paiement d’un prélèvement à l’importation, considérant que la soustraction au régime douanier équivalait à une mise à la consommation sur le marché intérieur. Contestant cette analyse, l’opérateur a porté le litige devant les juridictions nationales, qui ont alors saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle en interprétation de l’article 15 du règlement n° 3330/74 du 19 décembre 1974.
Il s’agissait de déterminer si le vol de marchandises d’origine communautaire, placées sous un régime suspensif en vue de leur exportation, doit entraîner la perception d’un prélèvement à l’importation lorsque les restitutions à l’exportation initialement accordées ont été intégralement remboursées. La Cour répond par la négative, estimant qu’un tel prélèvement n’est pas dû dans ces circonstances, car « l’article 15 du règlement (CEE) n° 3330/74 du Conseil, du 19 décembre 1974, doit être interprété en ce sens qu’un prélèvement à l’importation n’est pas dû pour des marchandises d’origine nationale qui ont été volées alors qu’elles avaient été placées sous le statut de marchandises T1 avant d’être exportées vers des pays tiers en vue de l’obtention de restitution à l’exportation, dès lors que les restitutions obtenues précédemment au titre de cette exportation ont déjà été remboursées ». Cette solution, fondée sur une interprétation téléologique des mécanismes de la politique agricole commune (I), consacre une approche pragmatique dont il convient de mesurer la portée pour la sécurité juridique des opérateurs (II).
I. L’interprétation téléologique du prélèvement agricole
La Cour de justice fonde sa décision sur la finalité économique des instruments de la politique agricole commune, écartant une application purement formelle de la réglementation douanière. Elle s’attache à la raison d’être des prélèvements et des restitutions (A) pour conclure que l’absence de perturbation réelle du marché intérieur justifie la non-exigibilité de la dette (B).
A. La finalité économique des prélèvements et des restitutions
Le règlement portant organisation commune des marchés dans le secteur du sucre instaure un système complexe de prélèvements et de restitutions. Ces instruments visent à stabiliser le marché communautaire et à garantir un niveau de prix déterminé aux producteurs. Le prélèvement à l’importation frappe les produits de pays tiers pour compenser la différence avec les prix communautaires, généralement plus élevés, et protéger ainsi le marché intérieur. Inversement, la restitution à l’exportation subventionne la sortie des produits communautaires pour les rendre compétitifs sur le marché mondial.
Ces deux mécanismes sont les deux faces d’une même politique de régulation des prix et des échanges. Leur application est donc conditionnée par la réalisation des objectifs qu’ils poursuivent. La question de l’exigibilité d’un prélèvement ne peut être déconnectée de celle de savoir si le marché intérieur subit une perturbation que le prélèvement aurait précisément pour but de corriger. C’est à la lumière de cette logique économique que la Cour analyse la situation particulière des marchandises volées.
B. L’absence de perturbation du marché comme critère de non-exigibilité
La Cour de justice, en suivant les conclusions de son avocat général, ancre son raisonnement dans la finalité du dispositif réglementaire. L’exigibilité d’un prélèvement est traditionnellement liée à l’introduction irrégulière sur le marché de marchandises qui, sans cette taxe, bénéficieraient d’un avantage indu et perturberaient l’équilibre des prix. Or, dans le cas présent, la Cour observe que le remboursement des restitutions par l’opérateur a neutralisé tout avantage économique potentiel lié à la destination initiale des produits.
En remboursant la subvention, l’entreprise a replacé les marchandises dans une situation économique équivalente à celle de produits communautaires n’ayant jamais été destinés à l’exportation. La neutralisation de l’avantage financier lié à l’exportation rend sans objet l’application d’un prélèvement correcteur. Dès lors, imposer un prélèvement reviendrait à pénaliser l’opérateur au-delà de ce que justifie la protection du marché, transformant la taxe en une sanction disproportionnée. L’absence de distorsion de concurrence devient ainsi le critère déterminant pour écarter l’application du prélèvement.
II. La portée de la solution au regard de la fraude et de la sécurité juridique
En privilégiant une approche économique, la Cour opère une distinction nécessaire entre l’infraction douanière et le fait générateur de la dette agricole (A), ce qui a pour effet de renforcer la sécurité juridique des opérateurs de bonne foi (B).
A. La distinction entre l’infraction douanière et le fait générateur de la dette
La décision commentée établit une dissociation cruciale entre la simple soustraction des marchandises au contrôle douanier et la naissance de la dette agricole. Le vol constitue indéniablement une infraction grave aux obligations liées au régime de transit. Toutefois, la Cour refuse d’assimiler automatiquement cette infraction à une importation au sens de la réglementation agricole, laquelle suppose une perturbation économique.
Cette analyse empêche que le prélèvement ne devienne une sanction déguisée pour une irrégularité procédurale. La sanction de l’infraction, comme la non-apurement d’un document de transit, doit relever d’autres mécanismes juridiques, tels que les pénalités douanières prévues à cet effet, sans fausser la logique économique du prélèvement. La Cour préserve ainsi la nature et la fonction propres de chaque instrument juridique, qu’il relève du droit douanier répressif ou de la politique agricole commune régulatrice.
B. Le renforcement de la sécurité juridique pour les opérateurs de bonne foi
En adoptant cette solution pragmatique, la Cour de justice renforce la sécurité juridique des opérateurs économiques agissant de bonne foi. Elle reconnaît qu’un opérateur, victime d’un vol, ne doit pas subir une double peine : la perte effective des marchandises et une taxation punitive non justifiée par un déséquilibre du marché. La solution offre une prévisibilité bienvenue pour les entreprises engagées dans le commerce international de produits agricoles.
Bien que la solution soit rendue dans une affaire d’espèce, sa logique est transposable à des situations similaires dans d’autres secteurs de la politique agricole commune. Elle confirme que l’application des mécanismes de marché doit rester guidée par leurs objectifs économiques substantiels, et non par une approche purement formelle des procédures douanières. Cette jurisprudence incite les administrations nationales à apprécier les situations au cas par cas, en tenant compte de l’absence effective de risque pour le marché commun lorsque l’avantage économique initial a été annulé.