Par un arrêt du 12 décembre 1989, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur l’interprétation d’une directive de 1969 relative aux impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux. L’affaire concernait une société filiale ayant conclu avec sa société mère, actionnaire unique, un contrat de transfert de résultats. En vertu de cet accord, la société mère s’engageait à apurer les pertes éventuelles de sa filiale. Après plusieurs exercices bénéficiaires, la filiale a enregistré des pertes qui ont été reprises par la société mère, conformément à leur engagement contractuel. L’administration fiscale nationale a alors réclamé à la filiale le paiement d’un droit d’apport sur le montant des pertes ainsi compensées, estimant que cette opération constituait une prestation soumise à l’impôt en vertu de sa législation interne.
Saisie d’un recours par la société, la juridiction nationale a sursis à statuer afin de poser deux questions préjudicielles à la Cour de justice. Les prétentions des parties mettaient en lumière une opposition claire entre le droit national et le droit communautaire. L’administration fiscale soutenait la légalité de l’imposition sur la base de sa loi interne, tandis que la société arguait de l’incompatibilité de cette loi avec l’article 4, paragraphe 2, sous b), de la directive. Le problème de droit soumis à la Cour était double. Il s’agissait d’une part de déterminer si un contribuable pouvait invoquer directement cette disposition devant ses juridictions nationales. D’autre part, la Cour devait clarifier si la reprise de pertes par un associé, en exécution d’un contrat de transfert de résultats conclu avant la constatation desdites pertes, constituait une augmentation de l’avoir social au sens de la directive, et pouvait ainsi être soumise au droit d’apport. La Cour de justice a répondu que la disposition de la directive pouvait être directement invoquée par un contribuable et que l’opération en cause n’augmentait pas l’avoir social de la société.
La solution retenue par la Cour de justice clarifie ainsi deux points essentiels du droit fiscal européen. D’une part, elle confirme la capacité pour un particulier d’invoquer une norme communautaire pour faire échec à une loi nationale contraire (I). D’autre part, elle affine la notion d’augmentation de l’avoir social, en la soumettant à une analyse économique qui dépasse la simple opération comptable (II).
I. La reconnaissance de l’invocabilité d’une disposition fiscale précise et inconditionnelle
A. L’affirmation du principe de l’effet direct
La Cour de justice répond en premier lieu à la question de l’applicabilité directe de la directive. Elle examine la nature de la disposition litigieuse, laquelle a pour objet de définir les opérations pouvant être soumises au droit d’apport. En l’occurrence, l’article 4, paragraphe 2, sous b), conditionne la taxation à une « augmentation de l’avoir social d’une société de capitaux au moyen de prestations effectuées par un associé ». La Cour en déduit que cette norme établit une interdiction d’imposition pour les États membres lorsque cette condition n’est pas remplie. Elle juge alors que « cette interdiction est, de par sa nature même, précise et inconditionnelle ».
Ce faisant, la Cour applique sa jurisprudence constante relative à l’effet direct des directives, qui exige que la disposition soit suffisamment claire et ne laisse aucune marge d’appréciation aux États membres quant à l’obligation qu’elle édicte. En qualifiant l’interdiction de précise et inconditionnelle, elle la rend directement invocable par les justiciables. Cette solution renforce la sécurité juridique pour les opérateurs économiques, qui peuvent se fonder sur le texte européen pour contester une mesure fiscale nationale non conforme. La décision s’inscrit dans une logique de primauté du droit communautaire et garantit son application uniforme sur l’ensemble du territoire de l’Union.
B. La garantie d’une protection juridictionnelle pour le contribuable
La conséquence directe de cette reconnaissance est la possibilité pour le contribuable de se prévaloir de la disposition devant les juridictions nationales. Celles-ci ont alors l’obligation d’écarter l’application de la loi interne si elle se révèle contraire à la directive. La Cour confirme ainsi que l’effet direct n’est pas seulement un principe théorique, mais un instrument de protection concret des droits que les particuliers tirent du droit communautaire. Le contribuable dispose donc d’un moyen de droit efficace pour s’opposer à une imposition qu’il estime illégale au regard des objectifs d’harmonisation fiscale.
Cette solution est d’autant plus importante qu’elle concerne le domaine fiscal, traditionnellement attaché à la souveraineté des États membres. En permettant à une société de contester un impôt sur le fondement d’une directive, la Cour rappelle que les compétences fiscales nationales doivent s’exercer dans le respect du cadre juridique européen. La décision illustre parfaitement le rôle de la directive comme un instrument visant non seulement à harmoniser les législations, mais aussi à créer des droits pour les citoyens et les entreprises, dont le respect doit être assuré par les juges nationaux.
II. L’interprétation restrictive de la notion d’augmentation de l’avoir social
A. La distinction fondée sur l’antériorité de l’engagement
Sur le fond, la Cour de justice se penche sur la question de savoir si la reprise de pertes constitue une augmentation de l’avoir social. Pour ce faire, elle opère une distinction déterminante fondée sur la chronologie de l’engagement de l’associé. Elle explique que si un associé décide de compenser des pertes après leur constatation, sans y avoir été préalablement obligé, sa prestation augmente effectivement l’avoir social car elle « ramène l’avoir social au niveau que celui-ci avait atteint avant la réalisation des pertes ». L’opération s’analyse alors comme un apport nouveau qui renforce la structure financière de la société.
En revanche, la solution est inversée lorsque la reprise des pertes s’effectue en vertu d’un contrat conclu avant leur réalisation. La Cour juge qu’« il en va autrement lorsque l’associé reprend les pertes en vertu d’un engagement auquel il a souscrit avant la réalisation de celles-ci ». Dans cette hypothèse, l’engagement préexistant de l’associé neutralise par avance l’impact des pertes futures sur le patrimoine de la société. L’obligation de la société mère de couvrir les dettes de sa filiale crée pour cette dernière une créance certaine, qui vient compenser les pertes dès leur apparition. Par conséquent, l’avoir social n’est jamais réellement diminué.
B. La finalité de la directive comme guide d’interprétation
Cette interprétation s’inscrit dans la logique économique de la directive sur les rassemblements de capitaux. L’objectif de ce texte est de taxer les opérations qui correspondent à une levée de capitaux, c’est-à-dire un renforcement des moyens propres de la société. En se fondant sur le critère de l’engagement antérieur, la Cour adopte une approche de substance plutôt que de forme. Elle considère que la reprise de pertes dans le cadre d’un contrat de transfert de résultats n’est pas un apport de capital nouveau, mais l’exécution d’une obligation contractuelle qui a pour effet de garantir un niveau constant à l’avoir social.
La portée de cette décision est significative pour les groupes de sociétés qui recourent fréquemment à de tels mécanismes de gestion centralisée de leur trésorerie et de leurs résultats fiscaux. En excluant ces opérations du champ du droit d’apport, la Cour évite de faire peser une charge fiscale sur des flux financiers internes qui ne constituent pas une véritable augmentation de capital. Elle offre ainsi une lecture cohérente du droit fiscal, qui doit appréhender la réalité des transactions économiques et non se limiter à une analyse purement comptable. La décision assure donc un équilibre entre les prérogatives fiscales des États et la nécessité de ne pas entraver les opérations de restructuration et de gestion intragroupe.