Par un arrêt en date du 29 juin 2000, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur l’assujettissement aux taxes et droits de douane de marchandises importées en contrebande. En l’espèce, plusieurs individus avaient été condamnés pénalement pour avoir introduit frauduleusement sur le territoire d’un État membre une quantité importante d’alcool éthylique en provenance d’un pays tiers. Une partie de cet alcool avait été conditionnée dans des conditions d’hygiène précaires. Saisie d’une demande de l’administration douanière visant au paiement des droits de douane, de la taxe sur la valeur ajoutée et des droits d’accise éludés, la juridiction nationale a sursis à statuer. Elle a interrogé la Cour sur le point de savoir si les réglementations communautaires en matière fiscale et douanière devaient s’appliquer à une telle importation illégale.
La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si l’importation illégale de marchandises, dont le commerce est par ailleurs licite mais réglementé, doit être soumise aux taxes et droits de douane communautaires, ou si elle doit au contraire bénéficier de l’exonération reconnue pour les produits intrinsèquement illicites. La Cour de justice répond par l’affirmative, estimant que les réglementations relatives à l’imposabilité et à la dette fiscale s’appliquent à l’importation en contrebande d’alcool éthylique. La Cour fonde sa décision sur une distinction claire entre les produits dont le commerce est prohibé en raison de leur nature et ceux qui, bien qu’échangés illégalement, peuvent intégrer le circuit économique (I). Cette solution, qui réaffirme la portée du principe de neutralité fiscale, en circonscrit néanmoins les exceptions de manière stricte (II).
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I. L’AFFIRMATION D’UNE DISTINCTION FONDAMENTALE EN MATIÈRE DE FISCALITÉ DES TRANSACTIONS ILLICITES
La Cour de justice opère une distinction déterminante entre les marchandises qui sont par nature exclues de tout circuit commercial licite et celles qui, bien que commercialisées frauduleusement, entrent en concurrence avec des produits légaux.
A. Le rappel de l’exonération des produits hors circuit économique
La Cour rappelle sa jurisprudence antérieure concernant les marchandises dont la commercialisation est totalement prohibée. Il s’agit de produits qui, « en raison de leur nature même ou de leurs caractéristiques particulières, ne sont pas susceptibles d’être mis dans le commerce licite ni intégrées au circuit économique ». Cette catégorie inclut notamment les stupéfiants et la fausse monnaie. Pour de telles marchandises, la Cour a constamment jugé qu’aucune dette douanière ou fiscale ne pouvait naître, car toute concurrence avec un secteur économique légal est par définition exclue. L’absence de marché licite pour ces biens rend sans objet l’application de taxes conçues pour les échanges économiques. L’exonération fiscale trouve ainsi sa justification dans l’impossibilité absolue d’intégrer ces produits dans une quelconque filière économique légale.
Cependant, la Cour prend soin de distinguer nettement cette hypothèse de celle des marchandises dont le commerce, bien qu’illicite dans les circonstances de l’espèce, demeure fondamentalement possible.
B. L’assujettissement des marchandises concurrentielles au circuit légal
À l’inverse, la Cour considère que l’alcool éthylique ne constitue pas une marchandise dont la commercialisation est interdite en raison de sa nature même. Le fait que son importation et sa vente soient soumises à un régime d’autorisation strict dans l’État membre concerné est sans incidence sur cette appréciation. La juridiction communautaire souligne qu’il existe un marché licite de l’alcool, avec lequel les produits de contrebande entrent directement en concurrence. Les circonstances de l’importation, notamment la qualité ou la pureté du produit, sont également jugées inopérantes, la Cour précisant qu’« un produit intrinsèquement licite comme l’alcool éthylique ne saurait être assimilé à un stupéfiant pour des motifs liés à sa provenance, à sa qualité ou à sa pureté ». Dès lors que le produit importé frauduleusement peut se substituer à un produit légalement commercialisé et affecter ainsi le fonctionnement du marché, l’application des taxes et droits de douane se justifie pleinement.
En soumettant l’alcool de contrebande aux taxes habituelles, la Cour ne se contente pas de régler le cas d’espèce mais réaffirme avec force la primauté du principe de neutralité fiscale, tout en en précisant les limites.
II. LA CONSÉCRATION D’UNE APPLICATION EXTENSIVE DU PRINCIPE DE NEUTRALITÉ FISCALE
La solution retenue par la Cour de justice confirme que le critère de la concurrence prime sur celui de l’illégalité de la transaction, limitant ainsi de manière significative la portée de l’exonération fiscale pour les activités illicites.
A. La primauté du critère de la concurrence sur celui de l’illégalité
Cet arrêt réaffirme avec clarté que la seule qualification d’un comportement comme répréhensible ne suffit pas à le soustraire à l’imposition. La Cour se fonde sur le principe de neutralité fiscale, lequel « s’oppose à une différenciation généralisée entre les transactions licites et les transactions illicites ». L’objectif est d’éviter que les opérateurs agissant en dehors de la légalité ne bénéficient d’un avantage concurrentiel en étant exonérés de taxes que leurs concurrents du secteur légal doivent acquitter. Le facteur déterminant pour l’assujettissement fiscal n’est donc pas la légalité de l’opération, mais sa capacité à s’insérer dans un rapport de concurrence avec des biens ou services licites. L’alcool de contrebande, même de qualité douteuse, est vendu aux consommateurs au même titre que des boissons alcooliques légales, ce qui justifie une égalité de traitement sur le plan fiscal.
Cette approche pragmatique a pour conséquence de définir un champ d’application très large pour la taxation, dont les exceptions sont d’interprétation stricte.
B. La portée limitée de l’exonération fiscale des activités illicites
En faisant une application mesurée de sa jurisprudence sur les stupéfiants, la Cour confirme que l’exonération fiscale des produits illicites demeure une exception d’interprétation très restrictive. Cette exception ne vise que des situations spécifiques où, du fait des caractéristiques intrinsèques des marchandises, toute concurrence entre un secteur licite et un secteur illicite est objectivement exclue. En dehors de ce périmètre restreint, le principe de la taxation s’applique. La décision commentée a ainsi une portée importante en ce qu’elle vient consolider une jurisprudence refusant d’étendre l’exonération à des produits qui, malgré la fraude, relèvent d’un marché existant et légal. Elle envoie un signal clair selon lequel toute marchandise ayant un équivalent légal sur le marché intérieur sera soumise à l’ensemble des taxes et droits normalement dus lors de son importation, même si cette dernière est clandestine.